Le carnaval haïtien : entre exclusion sociale et plaisir au sein des misères
Crédit: Chrisfort PHOTOGRAPHY |
Par Mozart SAINT FLEUR, Sociologue
Le carnaval, en tant que patrimoine immatériel, constitue
un temps fort de la vie culturelle d’un pays (Lucie, 2012). « Animé par la
musique, la danse, le théâtre, la peinture, la sculpture, le stylisme, la
chapellerie, l’art photographique », etc., le carnaval est l’une des
manifestations culturelles, pour parler comme Lucie (2012), qui rassemble
beaucoup plus de participants et de spectateurs. En effet, en Haïti, nombreux sont ceux qui, se laissant conduire par
les apparences vulgaires, voient dans cet événement une simple réjouissance rassemblant
toutes les classes sociales du pays et brisant les barrières qui les séparent.
C’est le cas, par exemple, de certains directeurs d’opinion, de certains hommes
politiques du pays qui, pour une raison ou pour une autre, ont choisi de voir
dans cet événement que ceux qui sont uniquement perceptibles. Pourtant, à bien
analyser cette manifestation culturelle, on verra bien que, mise à part cette perception
communément dégagée, cette fête peut être aussi considérée comme un
trompe-l’œil ou pour mieux dire un opium reproduisant
les exclusions et les discriminations sociales historiquement datée dans la
société haïtienne. Comment cette exclusion et cette discrimination se
manifestent-elles ? Pourquoi malgré les problèmes urgents auxquels fait
face le pays, les dirigeants de ce pays préfèrent-ils fermer leurs yeux sur ces
problèmes, quoique urgents, pour offrir du plaisir à la population? C’est à
toutes ces questions, et à bien d’autres encore, nous allons tenter de répondre
dans cet article.
Toutefois, avant d’aller plus loin, essayons de faire,
bien que de manière non exhaustive, une genèse du carnaval en général et du carnaval
haïtien, en particulier.
L’origine du carnaval reste encore très imprécise. En
effet, plusieurs auteurs s’accordent sur ce point. Considéré par Le Rober : Dictionnaire québécois
d’aujourd’hui (1992) comme une « période réservé aux divertissements,
qui va du jour de des Rois (Épiphanie) au carême (mercredi des cendre) »,
le carnaval reste jusqu’à aujourd’hui un événement historiquement non daté. Juste-Constant
Voegeli (1994), dans sa thèse de doctorat traitant le carnaval haïtien et sa
musique dans ses aspects urbains et ruraux et que nous allons beaucoup utiliser
dans notre article, nous dit que « les origines du carnaval se perdent
dans la nuit des temps ». Selon l’auteur, personne ne peut révéler
exactement l’origine d’un tel événement. Jacques Oriol (1982), pour sa part, toujours
indécis, signale que la genèse du carnaval peut être remontée à la préhistoire.
Pour avancer avec sa thèse, l’auteur nous dit que, de manière grosso modo et
suivant l’optique polythéiste du moment, le carnaval « se manifestait
en de sortes de processions ». Ces processions, à son avis, étaient à
caractère religieux, « où certains membres d’un clan donné revêtaient les
dépouilles du totem clanique, tout en imitant ses gestes et en se dirigeant,
suivi des autres membres du clan, vers le mât totémique ou vers ce qui lui en
tenait lieu ».
Oriol (1882) poursuit en disant :
"Bacchanales, ces fêtes donnèrent lieu à de telles orgies
lors des célébrations en l’honneur de Bacchus qu’elles furent interdites par un
sénatus-consulte en l’an 186, av. J.-C. Saturnales […], fête en l’honneur de
Saturne, père de Jupiter qui dévorait ses enfants. Dans cette fête, le
désordre, la licence se donne libre cours : les jours gras sont de
véritables saturnales. Ces fêtes célébrées à Rome, les 16, 17 et 18 décembre
étaient établies, dit-on, en l’honneur de l’égalité qui régnait parmi les
hommes du temps de Saturne, lorsque chassé du ciel par Jupiter, il vint habiter
le Latium, où il fut fleurir l’âge d’or. […] Les esclaves revêtaient la toge et
faisaient semblant commander à leurs maitres. Tout leur était permis. Le
carnaval haïtien est un écho de Saturnales."
Aujourd’hui, le carnaval semble être en grande partie
laïcisé dans beaucoup de pays dans le monde et est moins lié à la
reconstruction des divinités, pour parler comme Voegeli (1994). De nos jours, le
carnaval est devenu, pour le sens commun, un moment de divertissement. Mais, mise
à part cette fonction, des observateurs avisés peuvent y voir un moment de
reproduction des inégalités sociales et un moyen utilisé par les hommes au
pouvoir en vue de conserver leur pouvoir.
D’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, le carnaval
subit de grands changements. Sur ce, Voegeli (1994), signale que « de
l’antiquité à la féodalité européenne, on le retrouve en plein dans les
sociétés esclavagistes nouvellement découverte. Et encore là, il remplit sans
défaillir son rôle de soupape de sûreté qui permet à l’esclavage de perdurer ».
De là, vient l’idée que le carnaval n’est pas seulement un moment de divertissement,
mais aussi et surtout un opium du peuple, pour utiliser
l’expression de Karl Marx. Qu’en est-il du carnaval haïtien?
Chez nous, en Haïti, la genèse du carnaval semble remonter
à l’époque amérindienne. Selon Voegeli (1994), « à leur débarquement en Haïti,
en 1492, les Espagnols rencontrèrent les
Arawaks et les Taïnos. Ces amérindiens, dit-il, possédaient de riches
manifestations culturelles qui, par leurs fastes et la pompe dont elles étaient
entourés, fascinèrent les premiers chroniqueurs ».
Contrairement à Voegeli qui remonte à la période amérindienne
pour essayer de trouver la genèse du carnaval haïtien, Jérôme (2012), pour sa
part, nous dit que, le carnaval haïtien tire son origine de l’époque coloniale.
Il avance en disant « selon certains historiens, c’était un temps de répit
où les grands planteurs et les colons appréciaient la dramaturge locale de
leurs esclaves à talent ». Il poursuit en disant « depuis lors, cette
fête culturelle est rentrée comme par enchantement dans les festivités
nationales ». « Et annuellement, conclut-il, le peuple se donne à
cœur joie dans cette jouissance populaire ». Il est à noter ici que
l’auteur veut parler de la colonisation française.
Néanmoins, selon Voegeli (1994), «plusieurs chercheurs s’accordent
pour affirmer que le carnaval urbain haïtien, en tant que ‘’rite de printemps[1]’’,
vient d’Europe et a été importé en Haïti sous le gouvernement de Louis Borno (1922-1930),
pendant l’occupation américaine ». En bref, ce survol historique nous
permet de conclure qu’il est très difficile de dater le carnaval en général et
le carnaval haïtien en particulier. De manière générale, le carnaval semble tirer
son origine même avant notre ère et le carnaval haïtien, quant à lui, semble
dater de la période amérindienne.
Mais, malgré son rôle de défoulement et son importance
capitale dans la survie ainsi que dans la santé mentale d’une communauté, pour
parler comme Voegeli (1994), le carnaval haïtien, contrairement à ce que
pourraient faire croire « le sens commun », traine après lui, un
ensemble d’inégalités historiquement datées. Sur ce, Voegeli (1994), a fait
remarquer qu’ « au cours de la période du carnaval, les gens de
toutes les conditions sociales se mélangent ». Il poursuit en disant
« s’ils n’ont aucun projet de commun, ils sont tous là pour les mêmes
raisons : jouir de la musique, prendre un bain de foule, se frotter aux
autres ».
Mais, cependant, le mélange dont parle l’auteur n’est
autre qu’un mélange de proximité-distance et que, dans ce mélange, la distance
se fait sentir tant dans la construction des stands que dans la décoration des
chars musicaux et allégoriques. À cela, s’ajoute l’inégalité tant au niveau de
la sonorisation qu’à celui de la décoration, pour citer que celles-là. Les
stands, dépendamment du ministère auquel il appartient, diffèrent grandement
les uns des autres.
Donc, il s’agit d’une sorte de discrimination. Car, selon
Guélamine (2006), généralement, « on parle de discrimination lorsque des
individus ou des groupes subissent un traitement inégal fondé sur l’application
d’un critère illégitime ». En bref, « discriminer revient à
distinguer » (Guélamine, 2006). Soulignons pour mémoire que la
discrimination, qu’elle que soit sa forme, est l’une des contradictions qui a
traversé la société coloniale à nos jours, c’est-à-dire en 2020. À noter que
dans la colonie saint-dominguoise, les esclaves étaient arbitrairement traités
comme un bien meuble attaché à la culture et donc privés de leurs droits civils
et politiques.
Le carnaval haïtien au lieu de supprimer ces inégalités et
ces barrières sociales, ou pour mieux dire ces discriminations, les garde et
les pérennise. Les propos d’Elie Nicolas à ce sujet sont très significatifs. Celui-ci[2]
note, sans aucune tergiversation, que :
"On a l’impression que les barrières de classe
disparaissent pendant le carnaval. Ceci découle du fait que le carnaval
constitue une sorte de foire qui rassemble les gens de toutes les couches
sociales. Ils viennent tous s’amuser au même endroit, parce qu’on aime tel ou
tel groupe musical ou telle bande à pied. Donc, il s’agit d’une simple
impression que les classes sociales disparaissent. En réalité il n’en est rien.
La même personne qui s’amuse maintenant à côté de telle ou telle autre, parce
qu’on est tous des fanatiques de tel ou tel groupe musical ne deviendra son
amie sur le plan social. Les barrières sociales demeurent donc entières. "
D’autant plus, en Haïti, toutes les catégories sociales
du pays ne sont pas représentées lors des défilés carnavalesques, c’est-à-dire
que certaines catégories sociales, pour une raison ou pour une autre, sont exclues
de cette activité. C’est le cas par exemple des personnes à mobilité réduite,
les aveugles, les enfants, etc. Tout ceci marque la survivance de la
colonisation dans cette manifestation culturelle qu’est le carnaval en Haïti. Considérées
aux yeux des dirigeants haïtiens comme des « morts sociaux », pour
utiliser l’expression de Hurbon (2018), ces catégories sociales et bien
d’autres sont arbitrairement exclues du carnaval. Tout se passe comme si ces
personnes ne sont pas, eux aussi, des humains. du fait seulement qu’elles ont
un handicap ou du moins qu’elles sont vulnérables. Ne serait-il pas
intéressant, par exemple, qu’il y ait un char allégorique représentant les
personnes à mobilité réduite? les aveugles? les enfants?, les gens du pays en dehors[3] ?,
pour ne citer que ces quelques catégories sociales?
Ce préjugé de l’État
haïtien vis-à-vis de ces catégories sociales a sa source dans la colonie Saint-dominguoise.
Les colons de Saint-Domingue ne traitèrent-ils pas leurs esclaves comme de
simples instruments de travail, un bien meuble attaché à la culture, et donc,
un « mort social » ? Pourtant, toutes la fortune de la colonie
était reposée sur le dos de ces derniers.
La sélection des rois et des reines du carnaval ne se
fait pas sans discrimination. Rares sont ceux qui osent se demander qui choisit
qui ? Pourquoi c’est cette catégorie qui est sélectionnée et non pas une
autre ? Voilà ce que dit Jeanne Philippe (1985) à ce sujet :
"En Haïti, les hommes et les femmes les plus honorables du
pays sont choisis pour élire les reines du carnaval. C’est un concours de
beauté et de charme et les électeurs ont l’occasion de porter leur choix sur
celles qu’ils croient être les représentantes de la beauté haïtienne. Tel
choisira une noire, tel autre une fille au teint clair. Les hommes ne
choisissent-ils pas la femme de leur rêve et les femmes celles qu’elles rêvent
d’être ?"
Les propos de Philippe (1985) remettent en question l’objectivité
des critères de sélection des rois et des reines du carnaval en Haïti. Ce doute
peut être encore justifié lorsqu’on se souvient qu’en Haïti, tout est politisé,
même les choses les plus banales.
Aussi, les critères sur lesquels les comités
carnavalesques haïtiens se basent pour sélectionner telles bandes à pied et non
pas telles autres ou pour donner des chars à tel groupe musical et non pas à
tel autre ne sont pas toujours clairement définis. Il n’est pas rare qu’un
groupe musical respecte le thème du carnaval et que sa meringue carnavalesque charme
presque tout le monde tant en matière de contenu que de la sonorisation, etc., alors
que ce groupe n’est pas sélectionné. Le problème, c’est qu’en Haïti, la partisannerie
ou pour mieux dire le népotisme prime toujours sur la méritocratie. Autrement
dit, en Haïti, ce ne sont pas toujours les plus méritants qui sont
sélectionnés.
De plus, en Haïti, si sur la période des Tontons macoutes, les groupes qui osent
critiquer le gouvernement étaient passibles de bastonnade, voire même de
fusillade, aujourd’hui, les dirigeants tend à exclure ces groupes du défilé
carnavalesque. Car, tout groupe musical ou toute bande à pied qui, au lieu
de faire éloge des prétendus
réalisations du gouvernement, critique le gouvernement, est vu de mauvais œil
par les hommes au pouvoir et est passible d’exclusion. La mauvaise répartition
de l’argent mis à la disposition des groupes musicaux et des bandes à pied est
un autre trait d’inégalité et de discrimination. Sur ce, Voegeli (1994) a
souligné que « même si le carnaval fournit aux démunis une occasion de
critiquer les injustices qui lui sont faites, les nantis s’empressent de récupérer
assez facilement cette tendance ». L’auteur avance pour dire que « les
gouvernements autocratiques s’en servent [à savoir le carnaval haïtien] pour
amener les gens à vanter leurs présumés réalisations ».
En Haïti, même si les détenteurs du pouvoir politique n’ont
rien fait, c’est-à-dire qu’en matière de réalisation, ils veulent à tout prix qu’on
les acclame. De là, tout groupe musical ou toutes bandes à pieds qui, à travers
leurs meringues carnavalesques, n’acceptent pas d’entrer dans cette lignée peuvent
ne pas jouir le privilège de participer aux trois (3) jours gras.
D’autant plus, le carnaval en Haïti est d’une importante capitale
aux yeux de l’oligarchie dans la mesure où il se sert de contrôle social. « L’oligarchie,
note Voegeli(1994), a besoin de cette manifestation populaire pour conserver le
pouvoir ».
Ainsi, l’expression de Karl Marx, à savoir l’opium du peuple[4],
peut-être bien emprunté pour qualifier cet événement. Donc, le carnaval haïtien
n’est autre qu’une sorte de stupéfiant utilisés par les détenteurs du pouvoir pour
faire sommeiller la conscience de la population. Une fois qu’on fait sommeiller
sa conscience, la population oubliera ses besoins les plus pressants. Voegeli
(1994 : 56), avance pour dire qu’ « on allie le carnaval au
plaisir, à la boisson, aux cris de joie », alors qu’ « au fond,
il s’agit d’une longue agonie, d’un faux semblant pour faire oublier la dure
réalité ».
Ce plaisir au sein
des misères[5]
dans l’Haïti d’aujourd’hui nous rappelle les parties hebdomadaires de chants et
de danses qui se développaient sur presque toutes les habitations de la colonie
française de Saint-Domingue. « Ces réjouissances, existantes sur la
quasi-totalité des habitations de la colonie française, comme l’a si bien
rapporté Néba Fabrice Yale (2011), étaient si remarquables qu’on pourrait
s’étonner et penser que, finalement, les esclaves n’étaient pas aussi
malheureux que ça.
De là, découle la justesse des propos de Rose-Marie Nazon[6]
qui voit dans cet événement « un test politique ». Selon elle,
« même si l’Haïtien n’a rien, il veut qu’on lui donne son carnaval ».
Elle avance pour dire qu’« Élie Lescot, président d’Haïti dans les années
1940, avait perdu le pouvoir parce qu’il ne voulait pas de carnaval ». « Depuis
cette expérience, conclut-elle, les gouvernements dépensent beaucoup d’argent
pour organiser cette manifestation culturelle. Le carnaval d’abord, les besoins
ensuite».
Le carnaval haïtien joue un rôle de contrôle social. Ainsi,
Voegeli (1994) a pris un exemple pour justifier ce rôle que joue le carnaval en
Haïti. Il nous dit que « par exemple, les complots, pour renverser l’ordre
établi, aussi inique soit-il, perdent de leur virulence avec le carnaval qui
calme des esprits » (Voegeli, 1994). L’auteur poursuit en disant que « ce
procédé tend à canaliser l’énergie destructive des gens mécontents des
injustices sociales, vers un domaine plus ou moins éloigné, où ils peuvent se
défouler en oubliant, même momentanément, les problèmes existentiels brûlants ».
Voegeli (1994) conclut que « plus le peuple fête moins il a le temps de
penser à s’organiser pour déboucher sur des projets indispensables à son
développement socio-économique, mais jugés dangereux par certains idéologues de
l’oligarchie ».
Toutefois, il faut souligner que, contrairement à ce que
pensait l’auteur, cette tendance commence à prendre une autre tournure dans la
société haïtienne. Autrement dit, la conscience du peuple commence à se
réveiller. Il se peut que ce stupéfiant donné au peuple afin de calmer son
esprit commence à ne plus servir. Car, à force que l’organisme humain s’habitue
à un médicament, l’effet de ce médicament diminue graduellement au point de ne plus
servir. Pendant les périodes pré-carnavalesques de février 2019, le peuple haïtien
ne se mettait-il pas en colère contre la vie chère qui ne cesse de battre son
plein dans la société haïtienne? Le peuple ne se mettait-il pas debout pour
dire ‘’NON’’ à la vie chère tout en continuant de demander des compte sur
le fond PetroCaribe[7]
détournés par certains membres de l’oligarchie « haineuse » et « narquoise »
de la société haïtienne alors que cette oligarchie lui offrait environ sept (7)
semaines d’ambiance pré-carnavalesque?
Le carnaval haïtien, selon Voegeli (1994), est soutenu
effectivement par deux pôles de la société haïtienne : d’abord, « les
gens de la haute bourgeoisie qui tiennent commerce et y voient une occasion de
publicité à bon marché », ensuite « le peuple qui y participe parce
que c’est le seul lieu où il peut s’ébattre sans se faire jeter dehors parce
qu’il ne peut pas payer ».
Au cours du carnaval 1993, l’auteur
rapporte que « des centaines d’Haïtiens avaient trouvés la mort à
l’occasion du naufrage d’un bateau sur la côte Sud du pays, à Jérémie. Les
officiels du gouvernement de facto après avoir décrété un jour de deuil un samedi,
se sont vite retournés pour se lancer dans leurs libations carnavalesques. Ils
ne voulaient pour rien au monde rater ces festivités qui devaient prouver
qu’ils détenaient un pouvoir réel.
Pourtant, malgré cet incident, l’État haïtien, pendant cette
période de détresse, dépense des millions de gourdes pour offrir du plaisir à
la population. Selon ce que rapporte le quotidien haïtien Le Nouvelliste, du 19 au mardi 23 février 1993 :
"Le comité du carnaval 93 a prévu un budget de 7 340 310
gourdes. Le Trésor public a mis à la disposition de ce comité la somme de 7
millions de gourdes, avait annoncé officiellement le ministre des Finances […] Le
président du comité a indiqué jeudi soir à la TNH que le gouvernement va
débloquer 1.5 millions de gourdes de plus pour l’organisation des festivités
carnavalesques. Ce qui porte à 8.5 millions de gourdes la participation de
l’État haïtien à l’organisation du carnaval […] (Le
Nouvelliste, 1993 cité par Voegeli, 1994)."
En 2020 encore, l’État haïtien n’adopte-t-il pas ce même
sentiment de déni[8] vis-à-vis
de la population ? Pendant que le phénomène de kidnapping ne cesse de faire rage pendant la période pré-carnavalesque
de 2020, l’État haïtien ne fait-il pas semblant que tout va bien? Pourtant,
nombreux sont ceux qui sont déjà partis pour l’orient éternel ou victimes,
d’une façon ou d’une autre. Le problème, c’est qu’en Haïti, depuis
l’ « indépendance » du pays jusqu’à aujourd’hui, en 2020, les hommes
qui arrivent à la tête du pouvoir ne se soucient jamais du sort de la
population. Ce qui compte à leurs yeux, c’est la conservation de leur
pouvoir, et, ce, par n’importe quel moyen et au détriment de la population.
Aussi, en 2019, lors des activités pré-carnavalesques, plusieurs
dizaines d’haïtiens ne perdaient-ils pas leur vie en haute mer en quittant
le pays pour se rendre au Bahamas à la recherche d’une vie meilleure? que dit
l’État haïtien à ce sujet? que fait-il afin que cela ne soit pas se reproduit? Tel
n’est pas dans cet article notre principale préoccupation. Car, ce qui nous
importe ici, c’est de montrer combien est outrecuidant l’État de notre pays,
car il prime le plaisir sur les problèmes urgents auxquels fait face la
population.
Concluons pour dire que le
carnaval haïtien, contrairement à ce qu’on pourrait penser, traine après lui un
ensemble d’éléments latents et qui ont leurs racines dans le passé. L’exclusion
sociale, comme nous venons de le montrer, en est un exemple probant. Donc, pour
comprendre les mécanismes cachés du carnaval haïtien, il est important de faire
un retour dans le passé et prendre une certaine distance par rapport à ce que disent
tant les médias que les autorités du pays. À nos yeux, le carnaval haïtien constitue
un véritable opium utilisé par l’État haïtien afin d’aliéner la population haïtienne.
Ce qui compte pour les autorités du pays, c’est la conservation par n’importe
quel moyen de leur pouvoir. La corruption, la jactance, le trompe-l’œil, la
passion, l’esprit de parti, le non-sens, l’étroitesse étonnante de vues et
d’idées, c’est ce qui fait l’essence du pouvoir en Haïti, pour parler comme
Démesvar Delorme [1873] (2003).Voilà pourquoi l’État nous dit qu’il n y a pas d’argent
pour répondre aux besoins sociaux de base, alors qu’il en dispose toujours pour
offrir du plaisir au peuple haïtien. Donc, une fois que l’État offre
gratuitement du plaisir à la population, celle-ci oublie la misère, ou pour
mieux dire, l’extrême pauvreté dans laquelle elle patauge. Tout se passe comme si tout était pour le
mieux dans le meilleur des mondes possibles.
[1] Les
guillemets sont de l’auteur.
[2] Elie
Nicolas est l’un des répondants avec qui Voegeli avait réalisé ses entretiens
pour la réalisation de sa thèse de doctorat.
[3]
Toutefois, nous sommes conscients que la participation de ces catégories
sociales au carnaval haïtien n’empêche pas totalement l’exclusion sociale. Car,
l’exclusion sociale constitue la pierre angulaire de la société haïtienne.
[5] Les
misères dont nous parlons ici peuvent être de diverses sortes : économique,
sociale, culturelle, éducationnelle, politique, etc.
[7]Le
fond PetroCaribe est un fond qui garantit à la République d’Haïti, depuis
septembre 2007, un approvisionnement en produits pétroliers au prix
international du marché mais à des conditions préférentielles de paiement.
[8] Pour une meilleure compréhension de
la pratique du déni de l’État
vis-à-vis de la population haïtienne, voir Frédéric Gérald Chéry (2010 ;
2012)
Février
2020
©All
Rights Reserved
Bibliographie
BERNARD, Jean Maxius. 2014. « Le carnaval haïtien : Une complexité socioculturelle ». Lettre de Cuba, no.10, 1-4.DELORME, Demesvar. [1873]2003. Réflexions diverses sur Haïti : La misère au sein des richesses. Coll du bientenaire.
GUÉLAMINE, Faïza. 2006. « Le concepts de discrimination : Les éléments racistes ». Vie sociale, no 3, pp.21-29.
HURBON, Laënnec. 2018. Esclavage, religions et politiques en Haïti. Port-au-Prince : Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
JUSTE-CONSTANT. Voegeli. 1994. La musique dans le carnaval haïtien : Aspect urbains et ruraux. Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Philosophae Doctor (Ph. D) en musicologie. Université de Montréal.
ORIOL, Jacques. 1982. Notes et Réflexions sur le vaudou, le carnaval et d’autres danses d’Haïti. Port-au-Prince, Texte inédit.
PHILIPPE, Jeanne (Dr). Classes sociales et maladie mentales en Haïti. Port-au-Prince : Les ateliers Fardin.
PRADEL, Lucie. 2012. « Patrimoine partagé et carnaval caribéen », Ethnologie, vol.34, no1-2. https://doi.org/10.7202/102615ar, 251-271.
RYCKEBUSCH, Olivier. 2013. « La construction d’une identité urbaine : Le carnaval de DUNKEQUE », Société de Littérature du Nord, no.61, 47-56. URL : https://www.cairn.info/revue-nord-2013-1-page-47.htm.
YALE, Néba Fabrice. 2011. La vie quotidienne des esclaves sur l’habitation dans la Saint-Domingue française au XVIIIe siècle : Regards de planteurs, de voyageurs et d’autres européens. Mémoire de Master 2 « Sciences Humaines et Sociales » en histoire. Grenoble, Université Pierre Mendès-France.
Commentaires
Enregistrer un commentaire