Comprendre le déni de la sociologie dans la gestion de la crise sanitaire de la COVID-19 en Haïti
Par Mozart SAINT
FLEUR, Sociologue
Le sociologue est aujourd’hui le représentant d’une discipline en crise. La sociologie est besogneuse dans les médias, timide à l’université, reléguée là où elle se fait. Elle n’est pas mal considérée, elle n’est pas considérée du tout. Qui voit encore son utilité ? Peu sollicité, le sociologue a pourtant des choses à dire sur tout ce qui bouge en société, donc sur le coronavirus, qui est « un fait social comme un autre » (sa gravité ne change rien à l’affaire). Un « fait social total », pour parler comme Durkheim. Outre son aspect sanitaire qui donne lieu à un bavardage médiatique « saoulant », cette épidémie présente en effet des aspects et/ou des effets politiques, économiques et relationnels (Michel Fize, 2020).
Aujourd’hui, parmi les gens dont dépend l’existence de la sociologie, il y en a de plus en plus pour demander à quoi sert la sociologie. En fait, la sociologie a d’autant plus de chances de décevoir ou de contrarier les pouvoirs qu’elle remplit mieux sa fonction proprement scientifique. Cette fonction n’est pas de servir à quelque chose, c’est-à-dire à quelqu’un. Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c’est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs. Opération qui n’est pas neutre socialement et qui remplit sans aucun doute une fonction sociale (Pierre Bourdieu, 1980 : 20-23).
Introduction
À
côté du phénomène de kidnapping, l’insécurité
sociale, l’insécurité alimentaire, le chômage, la mauvaise gouvernance, pour ne
citer que ceux-là, vient maintenant la pandémie de la COVID-19. En effet, cette pandémie ne laisse
personne indifférent au point qu’elle change certaine de nos pratiques, de nos
coutumes, de nos mœurs, en bref de nos us. Mais, malgré ces changements opérés
dans notre quotidienneté, rares sont ceux et celles qui pensent que la sociologie
a sa partition dans l’explication de cette pandémie. Si nous ne sommes pas dans
une société où la sociologie est interdite, alors elle n’y est pas prise en
compte. Étant un fait social global, total, systémique modifiant nos anciens
modes de vie, nos anciens comportements, la sociologie a le droit de comprendre
et/ou d’expliquer ces changements causés par la COVID-19. De plus, si on prend
la sociologie dans la logique de Guy Rocher (1968) selon laquelle cette discipline
a pour but d’étudier les actions et les interractions sociales ou pour mieux
dire les actions réciproques, étant donné que ces actions et réactions sont
modifiées, il revient au sociologue de chercher à comprendre et/ou expliquer ces
changements-là. Ainsi, dans cet article, nous allons tenter de montrer que,
contrairement aux idées reçues, la sociologie a sa place dans l’explication et
la compréhension de la pandémie de la COVID-19. Aussi, nous allons montrer que le
déni auquel fait face la sociologie dans la gestion de la pandémie est quelque
chose qui fait corps à la sociologie, c’est-à-dire que, que ce soit en Haïti ou
ailleurs, et ce, depuis la naissance même de la sociologie, cette discipline a
toujours fait l’objet d’indifférence.
Le mépris de la science
en Haïti
Commençons
pour dire que, en Haïti, la science en générale et la sociologie en particulier
ne sont pas toujours valorisées. En effet, tout se passe comme si, dans cette
société, les problèmes auxquels fait face le pays pourraient miraculeusement
résolus (Saint Fleur, 2020). La pandémie de la COVID-19 ainsi que sa gestion confirment
encore cette idée. Depuis l’apparition de cette crise sanitaire, les « dirigeants »
haïtiens montrent clairement leur comportement réfractaire à la science ainsi
que leur incapacité à diriger le pays au point qu’ils sont d’avis que la pandémie
est uniquement l’affaire des médecins. Alors qu’en réalité, les crises
sanitaires ne sont pas uniquement sanitaires, mais, « sont aussi des
crises politiques, économiques et sociales, parce qu’elles ont des conséquences
politiques, économiques et sociales, mais également parce qu’elles ont des
causes politiques, économiques et sociales », pour parler comme
Perretti-Wattel (2020). Quant à la sociologie, cette discipline n’est pas du
tout valorisée en Haïti. Alors que, « peu sollicité, le sociologue a
pourtant des choses à dire sur tout ce qui bouge en société, donc sur le
coronavirus, qui est « un fait social comme un autre » (sa gravité ne
change rien à l’affaire) » (Fize, 2020).
Sociologie et la pandémie
de la COVID-19
Depuis l’apparition de la pandémie de la COVID-19, que ce soit en Haïti ou à l’étranger, le comportement de la population mondiale est modifié. Si auparavant on avait l’habitude de se serrer la main, de s’embrasser, de se rencontrer, de prendre ensemble un verre, ces pratiques sont toutes modifiées dans le but de réduire le risque de la propagation du virus. Pourtant, étant donné que ces habitudes communes, ces attentes réciproques ou pour utiliser l’expression de Georges Gurvitch ces formes de sociabilité sont modifiées, c’est le rôle de la sociologie de chercher à comprendre ces modifications-là. Car, comme l’a si bien dit le sociologue français Guy Rocher (1968), « la plus petite unité concrète d’observation du sociologue, c’est la relation entre deux personnes, c’est le rapport qui existe entre elles, c’est plus exactement encore l’interaction qui résulte de leurs relations » (Rocher, 1968 : 18). L’auteur avance pour dire que, « le point de départ de la sociologie ne réside pas dans la personne individuelle ». Car, dit-il, « aux yeux du sociologue, ce qu’on appelle « la société » n’est pas, comme le dit Piaget, ‘’une somme d’individus’’ qui seraient liés ensemble par je ne sais quel contrat ou quel entente[1] » (Rocher, 1968 : 24). Donc, « pour le sociologue, c’est la multiplicité des interactions des sujets humains qui compose le tissu fondamental et élémentaire de la société, lui conférant à la fois existence et vie[2] » (Rocher, 1968 : 24). Toutefois, Rocher (1968) est d’avis que « la structure des rapports interpersonnels n’est donc jamais définitive, arrêtée, close » et que « l’adaptation à l’autre est toujours en même temps ré-adaptation (Rocher, 1968 : 23). Il insiste pour dire que « c’est parce qu’elle exige cette adaptation constante à la fois dans ce qu’elle présente de stabilité et de changement, que la relation interpersonnelle est source d’interinfluence, ou pour employer le terme le plus en usage en sociologie, qu’elle est interaction[3] » (Rocher, 1968 : 23). « […] Au niveau microsociologique le plus élémentaire », dit Rocher (1968), « l’action sociale nous apparaît d’abord sous l’aspect d’une influence réciproque entre deux personnes, sous l’aspect de l’interaction » (Rocher, 1968 : 23-24). Laquelle interaction, avance l’auteur « n’obéit pas au hasard, elle se structure, elle s’organise en ce que Jean Piaget appelle un ‘’système d’interactions[4]’’ » […] (Rocher, 1968 : 24). Ainsi, Rocher (1968) conclut en définissant l’action sociale comme étant « toute manière de penser, de sentir et d’agir dont l’orientation est structurée suivant des modèles qui sont collectifs, c’est-à-dire qui sont partagés par les membres d’une collectivité quelconque de personnes[5] » (Rocher, 1968 : 45). Donc, en lisant ces mots de Rocher (1968), on comprend bien que la sociologie a un rôle fondamental dans la compréhension ainsi que dans la gestion de cette crise sanitaire.
Émile
Durkheim, quant à lui, définit un fait social comme étant « toute manière de faire, fixée ou non susceptible d’exercer sur
l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale
dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre,
indépendante de ses manifestations individuelles[6]
(Durkheim, 1937 : 14). S’accentuant sur cette définition du fait social de
Durkheim, on voit clairement que la pandémie de la COVID-19 est un fait social.
Nous dirions même qu’elle est plus qu’un fait social. Car, elle n’est pas
uniquement présente dans une société bien déterminée, mais plutôt dans presque
toutes les sociétés. Voilà pourquoi on dit qu’elle est une pandémie. Donc,
comme elle est un fait social global, total, systémique, cette pandémie peut être,
entre autres, sociologiquement étudiée.
La
crise sanitaire de la COVID-19, à travers le confinement, a modifié les formes
de sociabilité entre les gens. Pourtant, comme le dit Fize (2020), « les gens
ont besoin de la chaleur du contact pour dépasser leur propre individualité ».
À cause du confinement, les gens se sont obligés de se placer dans ce que
l’auteur appelle la ‘’distanciation sociale’’ (Fize, 2020). Ce faisant, il
revient aux sociologues d’étudier ces modifications qu’entraine cette pandémie.
C’est-à-dire qu’il revient aux sociologues de se demander : « Qu’adviendra
de tout ceci quand l’épidémie s’en ira car elle s’en ira ? La nouvelle
sociabilité se perpétuera-t-elle? Y a-t-il changement décisif des rapports sociaux,
des relations professionnelles, familiales, pourquoi pas ? » (Michel
Fize, 2020). Donc, il revient aux sociologues d’aller sur le terrain en vue de comprendre
comment les gens appréhendent-ils ce nouveau mode de vie, cette nouvelle forme
de sociabilité.
La
pandémie, en pleine société individualiste, crée une certaine [pseudo] solidarité.
Tout le monde veille à ce que l’autre ne soit pas contaminé. Car, étant une
maladie très contagieuse, la contamination de l’un peut entrainer celle de
l’autre. Dans presque tous les coins du pays, et surtout dans la capitale
d’Haïti, tant des simples citoyens que des autorités de l’État ont mis à la
disposition de la population des morceaux de savons et des récipients remplis
d’eau afin que celle-ci puisse se laver les mains. La sociologie a le droit
d’analyser cette forme de [pseudo] solidarité
qui se développe entre les classes sociales, et ce, en pleine société
capitaliste.
Max
Weber, quant à lui, développe une autre conception du social. Considéré les
phénomènes sociaux comme le produit de l’action, Weber (1922 : 4) nous dit
que:
Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons
ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équivoque) une science qui se propose de
comprendre par interprétation […] l’activité sociale et par là d'expliquer causalement […]
son déroulement et ses effets. Nous entendons par "activité" […] un
comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime,
d’une omission ou d’une tolérance quand et pour autant que l'agent ou les
agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité "sociale",
l'activité qui, d'après son sens visé […] par l'agent ou les agents se rapporte
au comportement d'autrui, par rapport auquel, s'oriente son déroulement (Weber, 1922 : 28)[7].
Tout
ceci pour dire que la COVID-19, contrairement à ce que certains esprits obtus au sein de la société haïtienne
veulent le faire croire, n’est pas uniquement l’affaire des médecins, des
épidémiologistes en quelque sorte. En tant que fait social total, voire normal et
ce, dans le sens sociologique du terme, cette crise sanitaire est aussi
l’affaire des sociologues, des économistes, des psychologues, des travailleurs
sociaux, des anthropologues, etc.
Il
est temps de donner aux intellectuels et surtout aux sociologues leurs places
au sein de la société haïtienne. Ainsi, les sociologues ne doivent pas laisser leurs
rôles aux journalistes, aux directeurs d’opinions. Malheureusement, comme nous
l’avons souligné dans presque tous nos travaux, nous sommes dans un pays où
l’amateurisme, l’incompétence, la médiocrité, la jactance, l’esprit de parti
priment sur la compétence. C’est bien malheureux qu’en Haïti, au lieu de nous
servir d’opportunité, la pandémie COVID-19 donne plutôt lieu à un ‘’bavardage
médiatique’’, pour répéter l’expression de Fize (2020). D’autant plus, nous
sommes dans un pays où tout est politisé, mêmes les choses les plus insignifiantes
(Saint Fleur, 2020).
Quid la sociologie?
Sans
rentrer dans les détails, disons que s’il est une discipline difficile à
définir et à situer, que se soit dans le temps ou dans l’espace, ce n’est autre
que la sociologie. Sur ce, Jean-Michel Morin ([1996] 2010) note sans faire de
faux fuyant en disant que « les sociologues ont au moins un point en
commun : ils ont du mal à définir la sociologie » (Morin, [1996] 2010 :
4). Il avance pour dire que « les définitions, par les auteurs, les
méthodes, les théories semblent conduire à des impasses » (Morin, [1996]
2010 : 6). « Il reste alors », dit l’auteur, « un projet scientifique
qui vise à étudier les manières de vivre et d’agir ensemble » (Morin, [1996]
2010 : 4). Quant à la datation du mot, l’auteur de La Sociologie, en l’occurrence Morin [1996] 2010, affirme qu’ «il
est difficile de dire si la sociologie est un mode d’approche moderne ou ancien »
(Morin, [1996] 2010 : 6). Car, à ses yeux, « suivant que l’on prend
la constitution de la discipline universitaire, la création du mot et les
premières analyses qui illustrent le projet, la sociologie a moins de deux
siècles, ou plus de deux millénaires » (Morin, [1996] 2010 : 6). Tout
ceci pour dire qu’il est absolument difficile de définir la sociologie et de la
situer spatio-temporellement. Soulignons que cette difficulté du point de vue
définitionnelle et temporelle à laquelle fait face la sociologie ne veut pas
dire pour autant que la sociologie est a-historique. Car, aux dires de Guy
Rocher, la sociologie, pas plus que les sociétés qu’elle étudie, n’est
a-historique » (Rocher, 1968 : 9). Cette discipline, ajoute l’auteur,
« ne se construit pas au-dessus de l’histoire, comme a cru longtemps faire
la philosophie ; elle s’élabore au sein de l’histoire dont elle se nourrit
en même temps qu’elle en partage les incertitudes » (Rocher, 1968 :
9). La désignation du premier sociologue représente un enjeu théorique capital.
Sur ce, (Morin, [1996] 2010) nous dit ce qui suit :
Le
situer dans l’Antiquité [à savoir la sociologie], c’est reconnaitre la valeur
d’Aristote comme sociologue, mais c’est renoncer à lier l’histoire de la
sociologie à celle de la « modernité ». Le situer lors de la
Renaissance, c’est mettre la question du pouvoir au centre de l’Analyse avec
Machiavel. C’est aussi poser la question du sociologue comme conseiller du
prince. Le situé au XVIIIe, c’est ancrer la sociologie dans cette
« philosophie des Lumières » où l’individu doit gagner son autonomie
en exerçant sa raison critique de manière absolue. Le situer au XIXe siècle,
c’est retrouver ceux qui s’interrogent, avec des sensibilités différentes, sur
les conséquences des bonnes ou mauvaises de la Révolution française (les
comparaisons de Tocqueville, les réactions romantiques, les recherches de la
restauration d’un ordre social), sur le progrès des sciences (Compte, Spencer)
ou sur les méfaits de la Révolution industrielles (Marx, Le Play) (Morin,
[1996] 2010 : 6).
Tout
dépend de la vision de l’auteur, la sociologie peut être définie et située
différemment. L’une des causes de cette difficulté réside dans la complexité
des faits sociaux, pour utiliser l’expression de Max Weber. D’autant plus, au départ, les sociologues
étaient des politiciens, des philosophes, des économistes, des juristes, etc.
(Morin, [1996] 2010 : 4). Toutefois, les approches sociologiques,
contrairement à ce que pourraient penser les profanes, ne s’opposent ni ne se
contredisent, mais plutôt elles se complètent. (Rocher, 1968 : 33). Tous
les courants sociologiques ont pour au moins ce point en commun :
expliquer la réalité sociale sans recourir à la métaphysique. Autrement dit, « par-delà
la diversité de ses objets et des questionnements qui la guident, la sociologie
peut se définir comme une démarche d’analyse scientifique du social »
(Revillard, s.d : 9). « En tant que science, la sociologie se
caractérise par une aspiration à l’objectivité, et par la mise à l’écart des
jugements de valeur sur des objets qu’elle se donne » (Revillard,
s.d : 9).
Déni de la
sociologie : Un fait consubstantiel à la sociologie
Le
déni est défini selon Le Robert
Dictionnaire Québécois d’aujourd’hui (1992 : 317) comme étant un « refus de rendre justice à quelqu’un, d’être
juste, équitable envers lui ». En effet, malgré son importance capitale, la
sociologie est marginalisée et « nos sociétés se résignent mal à son inévitable
existence (Touraine, 1974 : 13). Rarement, dit Touraine (1974),
connaissance a été acceptée d’aussi mauvais gré ». Si « certains la
repousse comme sacrilège », avance Touraine, « d’autres l’exorcisent et
cherchent à l’utiliser au service de l’ordre établi, mais sans trop y croire »
(Touraine, 1974 : 13). Ainsi, « les plus favorables s’en servent pour
combattre les traditions qui les gênent, qui à la remiser ensuite dans les
marges de l’Université » (Touraine, 1974 : 13). Bourdieu, de son
côté, ne dit pas autrement. Selon lui, « dès sa naissance, la sociologie
rencontre de grandes difficultés » ([1984] 2002 : 19). Non seulement,
dit l’auteur, on conteste l’existence de la sociologie, mais aussi on conteste
son existence tout court ([1984] 2002 : 19). En quoi consiste la
marginalisation de la sociologie? Pour répondre à cette question Bourdieu
([1984] 2002) nous dit que « si l’on est tellement pointilleux sur la
scientificité de la sociologie, c’est qu’elle dérange » ([1984]
2002 : 19). La sociologie est une discipline qui dérange l’ordre des
choses, c’est-à-dire une discipline qui fait problème du fait, selon l’auteur, « qu’elle
dévoile des choses cachées et parfois refoulées
comme la corrélation entre la réussite scolaire, que l’on identifie à
l’« intelligence » et l’origine sociale ou, mieux, le capital
culturel hérité de la famille » (Bourdieu, [1984] 2002 : 20). Aux
yeux du sociologue français, « ce sont les vérités que les technocrates,
les épistémocrates – c’est-à-dire bon nombre de ceux qui lisent la sociologie
et qui la financent – n’aiment pas entendre » ([1984] 2002 : 20). Aussi,
dit-il :
[…] la sociologie est dès l’origine, dans son
origine même, une science ambiguë, double, masquée ; qui a dû se faire
oublier, se nier, se renier comme science politique pour se faire accepter
comme science universitaire. Ce n’est pas par hasard que l’ethnologie pose
beaucoup moins de problème que la sociologie. […] On comprend que cette science
sociolo-giquement impossible, capable de dévoiler ce qui devrait
sociolo-giquement rester masqué, ne pouvait naître que d’une tromperie sur les
fins, et que celui qui veut pratiquer la sociologie comme une science doit sans
cesse reproduire cette fraude originelle (Bourdieu, [1984]
2002 : 48).
Touraine
(1974), pour sa part, avance avec une triste remarque en disant que « si
l’on s’éloigne des pays où la sociologie est née, le tableau devient beaucoup
plus sombre encore » (Touraine, 1974 : 13). Car, dit l’auteur, « dans
d’immenses régions, la sociologie est interdite, ignorée ou utilisée de manière
à la fois si contraignante et si étroite qu’elle survit à peine »
(Touraine, 1974 : 13). « Dans
d’autres parties du monde, en Amérique Latine en particulier, après avoir progressé
pendant deux décennies », dit-il, « la sociologie est persécutée »
(Touraine, 1974 : 13). Touraine
(1974) avance sa thèse pour dire que « le travail du sociologue ne peut
pas être défini sans que soit reconnue la fonction de la connaissance
sociologique et donc la nature des réactions de la société à cette connaissance »
(Touraine, 1974 : 13). Il affirme sans aucune tergiversation que « la
résistance la plus profonde [face à la sociologie] provient de l’attachement
que nous gardons à la croyance que les faits sociaux sont commandés par un
ordre supérieur, méta-social » (Touraine, 1974 :13-14). « On me
répondra », dit-il, « que ces philosophies sociales sont mortes et
que tout le monde sait bien aujourd’hui que la sociologie doit être
‘’empirique’’ et se débarrasser de ces considérations qui révèlent de ce que
Comte appelait la métaphysique » (Touraine, 1974 : 14). Toutefois,
l’auteur est d’avis que « cette réponse est plus dangereuse que les idées
qu’elle veut combattre » (Touraine, 1974 : 14).
En
Haïti, le rejet de la science, et donc de la sociologie, discipline hautement
scientifique, n’est pas un hasard. Il est dû au fait que dans ce pays, ce sont
des médiocres, des cancres qui, généralement, ont accaparé le pouvoir. Voilà
pourquoi dans cette société, tout est métaphysiquement expliqué : la
pauvreté, la maladie, le chômage, la masturbation, l’insécurité, le kidnapping, etc. Les scientifiques, et
donc les sociologues, pour une raison ou pour une autre, délaissent leurs
métiers à des « vendeurs de micros », incapables de rien, capables de
tout[8],
pour utiliser l’expression de Jean Erick Joassaint (1978). Les sociologues
n’ont presque rien fait en vue de valoriser la discipline sociologique dans la
société haïtienne. Les revues sociologiques sont quasiment inexistantes. Dans
les bibliothèques, les ouvrages sociologiques sont très rares. Il n’y a aucune
volonté de valoriser la science sociologique. Les médias ont profité de ce
vide. Tout se passe comme si le discours sociologique et le discours journalistique
critique étaient les mêmes. Pourtant, ces deux discours sont éminemment antinomiques.
Cette antinomie de ces deux discours se trouve dans l’objectivité. Car, le
métier du sociologue est un métier qui oblige le chercheur à être objectif. Comme
l’a si bien dit Pierre Bourdieu ([1984] 2002), « ce n’est pas une question
de point d’honneur », car « il y a des systèmes cohérents d’hypothèses,
des concepts, des méthodes de vérification, tout ce que l’on attache
ordinairement à l’idée de science ». Le journaliste, de son côté, ignore généralement
ces éléments basiques de la science. Étant donné que nous vivons dans un monde
qui cherche à maintenir le statuquo, c’est-à-dire
l’ordre social, le discours sociologique est rejeté, alors que celui médiatique
est grandement valorisé. Car, le sociologue est vu comme un perturbateur, un
provocateur, un agitateur en quelque sorte. Le sociologue ne se laisse pas
facilement manipuler. Touraine ne mâche pas ses mots pour dire que :
Ce
n’est pas aider la sociologie que de la détourner de son problème central. Si
la sociologie est si souvent et si violemment rejetée ou regardée presque
toujours avec tant de méfiance, c’est parce qu’elle cherche à saisir le feu de
la société, à comprendre le mouvement par lequel une société se commande elle-même,
sans pour autant recourir à une explication méta-sociale.
Mais,
s’accentuant sur la société haïtienne, disons que cette société-là ne se
commande pas elle-même. Elle est plutôt commandée. Les « dirigeants »
haïtiens ne prennent jamais au sérieux leurs rôles. Au lieu de soulever la dignité
de la nation – une nation qui, en 1804, a bravement acquis son indépendance – ils
quémandent de préférence. Ce syndrome que nous appelons ici ‘’syndrome de la main
tendue’’ pousse nos dirigeants à prendre un immense plaisir dans la mendicité. Et,
c’est justement l’une des causes du ‘’sous-développement’’ du pays. Aujourd’hui,
en Haïti, nous faisons face à une absence d’infrastructure sanitaire pouvant répondre
efficacement à la pandémie COVID-19. Laquelle pandémie a trouvé le pays dénudé
sur tous les points et surtout du point de vue sanitaire. Le pire, ce n’est pas
l’argent qui manque à l’État, comme on veut le faire croire. Le problème réside
plutôt dans le fou plaisir que prend l’État haïtien dans la mendicité. À cause
des dirigeants corrompus jusqu’au bout des ongles, le pays ne cesse de tourner
en rond comme une chauve-souris en situation de nage, pour parler comme Délima
(2016). Car,
la
chauve-souris, [dit Délima (2016)], en tant qu’animal, est fixée par des
dispositions naturelles qui lui donnent la possibilité, toutes les fois qu’elle
se trouve dans un milieu aquatique, qui n’est d’ailleurs pas son milieu naturel,
de nager, de se débrouiller et de se débattre dans l’eau jusqu’au bout de
souffle. Elle laisserait l’impression de tirer un fou plaisir de la nage. Par
contre, il n’en est point question car, selon l’impression de sa nature et de ses capacités, elle est condamnée à
nager jusqu’à la mort, donc sans pouvoir ni devoir s’en sortir (Délima,
2016 : 42).
Les
dirigeants haïtiens, au lieu de créer des infrastructures sanitaires durables, attend
toujours l’aide de l’étranger. Car, plus le pays est
« sous-développé », plus ils s’enrichiront malhonnêtement. Voilà
pourquoi aujourd’hui la seule capacité dont fait montre l’État haïtien face à
cette crise sanitaire est de compter des cadavres. Il n’y avait aucune
préparation. Depuis l’accession du pays à l’indépendance, la grande majorité de
gens qui est arrivée à la tête du pays ne fait que conduire le pays de fatalité
en fatalité, pour utiliser l’expression de Pierre Délima (2016). Le
« développement » d’Haïti est, aux yeux de ces colons Noirs, un
péché, un affront. Donc, si le pays se « développe », ces colons
créoles ne pourront pas trouver de l’aide, et donc de l’argent pour dilapider. Presqu’à
chaque prise de parole en public, ils imputent le mal du pays au surnaturel, et
donc, à la métaphysique. Pourtant, le sociologue, quant à lui, croit fermement
que c’est dans le social qu’il faut rechercher l’explication du social.
Autrement dit, pour le sociologue, c’est dans notre façon de gouverner, dans la
relation que nous développons avec des pays dits amis, etc., qu’il faut
rechercher les maux auxquels fait face la société haïtienne. D’où la normalité
de la non valorisation du sociologue en Haïti. Car son discours n’est pas
toujours agréable aux sultans.
Aussi,
Touraine (1974) croit fermement que la résistance à la sociologie est
normale. Cette normalité, aux yeux de l’auteur, réside dans le fait que « le
point de vue de l’analyse ne peut jamais se confondre avec celui de l’acteur
(Touraine, 1974 :16). Donc, dit l’auteur, « le combat contre la
sociologie reconnaît justement que la sociologie est une folie »
(Touraine, 1974 : 16). Alors que, dit-il, « la sociologie consiste à expliquer
les conduite sociales, non par la connaissance de l’acteur ou par la situation
où il se trouve, mais par les relations sociales où il est engagé »
(Touraine, 1974 : 16). Tout ceci pour montrer l’indépendance du discours
sociologique. Et, ajoute Touraine (1874), « la seule question que l’acteur
n’a pas le droit de poser à l’analyste est : que ferez-vous si vous étiez
à ma place ? », car « s’il y était », dit l’auteur,
« il serait acteur, non plus analyste » (Touraine, 1974 : 17).
Le sociologue, avance Touraine (1974), mène une lutte en permanence non
seulement contre la fausse positivité de l’ordre, mais ainsi de son discours
(Touraine, 1974 : 17). Aussi, enchaine-t-il, « la sociologie ne vit
en réalité que dans les sociétés qui savent combiner la croissance économique
et la critique sociale, dans un projet culturel et des conflits sociaux
(Touraine, 1974 : 19). De là, on
comprend bien, dans ce pays, la sociologie ne pourrait pas se développer. Elle
est trop critique, non pas dans le sens de ses détracteurs. Car, « en
sociologie, dit Dubet (2011), la critique est synonyme de dénonciation »
(Dubet, 2011, cité par Cochoy 2015 : 3). « Cette réduction de la
critique à l’adoption d’une posture morale et politique qui va tant de soi en
sociologie », dit Dubet (2011), « est étonnante du point de vue des
lettres, où la critique désigne plutôt une activité d’élucidation et de
valorisation de l’objet qu’on étudie, et non un effort visant à le mettre en
cause et à le dénoncer » (Dubet, 2011, cité par Cochoy 2015 : 3).
La
sociologie est une science perturbatrice. Voilà pourquoi, dit Bourdieu,
« on est mille fois moins exigeant pour l’histoire ou l’ethnologie, sans
parler de la géographie, de la philologie ou de l’archéologie » (Bourdieu
[1984] 2002 : 20). Car, dit l’auteur, « sans cesse interroger, le
sociologue s’interroge et interroge sans cesse » (Bourdieu [1984]
2002 : 20). « Ce qui fait croire à un impérialisme sociologique :
qu’est-ce que cette science commençante, balbutiante, qui se permet de soumettre
à examen les autres sciences! » (Bourdieu [1984] 2002 : 20).
Toutefois, Bourdieu ([1984] 2002) est d’avis que « si la sociologie est
une science critique, c’est peut-être parce qu’elle est dans une position
critique » (Bourdieu [1984] 2002 : 20). Donc, dit l’auteur, « la
sociologie fait problème, comme on dit » (Bourdieu [1984] 2002 : 20).
« On sait par exemple qu’on lui a
imputé Mai 68 » (Bourdieu [1984] 2002 : 20). D’où la contestation non
seulement de son existence en tant que science, mais aussi de son existence
tout court ([1984] 2002 : 20).
Bourdieu
([1984] 2002) se demande « pourquoi ne pas dire que c’est une science si
c’en est une ? » (Bourdieu [1984] 2002 : 21). « D’autant
que », dit-il, « c’est un enjeu très important : une des façons
de se débarrasser de vérités gênantes est de dire qu’elles ne sont pas
scientifiques » (Bourdieu [1984] 2002 : 21). Donc, « ce qui
revient à dire qu’elles sont « politiques », c’est-à-dire suscitées
par l’ « intérêt », la passion, donc relatives et relativisables. ([1984]
2002 : 21).
Si
dans certaines sociétés, on commence à valoriser le discours sociologique, en Haïti,
malheureusement, le discours du sociologue est rejeté, voire banalisé. Dans
cette société intellocticide, pour
utiliser le concept de Lesly Péan, le discours journalistique prime sur le
discours sociologique. On préfère, comme nous l’avons sus-mentionné, le
discours fantaisiste au lieu du discours scientifique. Étant donné que le
discours du sociologue est dérangeant, perturbant, gênant, il ne fait aucun
objet de considération. En Haïti, les idées reçues qu’on a de la science, et
donc de la sociologie sont encore présentes. La gestion de la pandémie de la COVID-19
est un exemple probant. On fait appel, et ce, en dernière instance, à un comité
dit scientifique. Lequel devrait être appelé de préférence comité de médecins, car treize (13) des quatorze (14) membres de ce
comité sont des médecins de spécialisations différentes. Donc, dans ce comité, toutes les disciplines ne sont pas
représentées. Alors que la gestion de cette pandémie, que ce soit en Haïti ou
ailleurs, devrait être multidisciplinaire (Peretti-Watel, 2020 ; Féclin,
2020). Parmi les quatorze (14) membres de ce comité, il n’y a qu’un sociologue.
Est-ce l’argent qui manque au gouvernement haïtien quant à une bonne gestion de
la pandémie ? Nous ne croyons pas. L’argent semble plutôt avoir d’autres
chemins à parcourir. Car, comme nous l’avons si bien dit dans notre ouvrage
titré Sociologie haïtienne : Analyse
dynamique de quelques faits sociaux inconsidérés, récemment publié en
France, en Haïti, la corruption est devenue monnaie courante. Elle est présente
dans presque toutes les sphères de la vie nationale au point qu’elle est
devenue un habitus, pour utiliser le concept
de Pierre Bourdieu.
Compter
des cadavres, telle est malheureusement l’unique capacité des dirigeants haïtiens
face à la crise sanitaire de la COVID-19. L’État haïtien demande à la
population de se confiner en lui proposant une pitance de trois milles gourdes
(3 000) gourdes, ce qui est équivaut à vingt-huit dollars cinquante-sept centimes
($ 28, 57 USD[9]).
Pour combien de temps cette pitance ? un jour ? une semaine ? un
mois ? une année ? De toute façon, ce n’est pas à nous d’en préciser.
On aura plus loin l’occasion de retourner sur ce point. Après avoir montré que
le déni de la sociologie est un fait qui lui est consubstantiel, nous allons
tenter de montrer l’ignorance des dirigeants haïtiens face aux risques en nous
focalisant sur l’article de Peretti-Watel, publié en 2020.
L’ignorance des
dirigeants haïtiens face aux risques
Il
faut dire que, la pandémie de la COVID-19, pour parler comme Peretti-Watel
(2020), « témoigne de la place centrale qu’occupe le risque dans la
société contemporaines, à la fois en tant que préoccupation sociale et produit
de leur développement ». Pourtant, en Haïti, on agit comme si le risque
n’existait pas. La catastrophe du 12 janvier 2010 est un exemple probant. Aucune
leçon, que ce soit du point de vue sanitaire, de l’urbanisation, pour ne citer
que ces deux points, n’est tirée de cette catastrophe dévastatrice. Alors que le
manque d’infrastructure sanitaire, la construction anarchique des villes, et
surtout de la ville de Port-au-Prince, constituait l’une des causes de la mort
des centaines de milliers de gens lors de cette tragédie. Après cette
catastrophe, les décideurs continuent d’agir comme s’ils n’avaient aucune
conscience de l’existence des risques (prévisibles ou imprévisibles) dans le
monde en général, et en Haïti, en particulier. L’épidémie de choléra en Haïti
en est un autre exemple. Aucune leçon n’y est tirée par les dirigeants
haïtiens. Pourtant, comme le dit Edgar Morin (2020), « l’arrivée de ce
virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la
condition humaine ». Aussi, dit-il, « nous essayons de nous entourer d’un
maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes,
à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille… ».
En ce sens, la sociologie, comme le dit Peretti-Watel (2020), a un rôle central
à jouer notamment dans la diversité sociale des attitudes face aux risques. Ainsi,
affirme l’auteur :
Dans
les sociétés contemporaines, chacun est tenu d’avoir conscience des risques encourus
et de contrôler sa propre vie, de « coloniser le futur » pour
reprendre les termes de Giddens, en s’appuyant sur les connaissances
disponibles, en particulier sur des données statistiques. Mais, tous les
individus ne se conforment pas à cette norme constitutive de la culture du
risque et ‘est tout l’intérêt des travaux sociologiques de montrer justement la
diversité sociale des attitudes face aux risques.
Les
dirigeants haïtiens ignorent qu’avec la globalisation, le monde est un village
global. La propagation rapide du coronavirus à travers le monde prouve
clairement que le monde est interconnecté. Cette propagation rapide « est
due à l’intensité des flux de
marchandises et de personnes dans le monde » (Peretti-Watel, 2020). Contrairement
à la grippe espagnole, un virus comparable qui, « en 1917-1918,
« a mis deux ou trois ans à faire le tour du monde », « aujourd’hui, il l’a fallu quelques semaines seulement pour que le coronavirus soit
présent partout dans le monde »
(Peretti-Watel, 2020). Bien que le confinement soit un moyen nécessaire pour
diminuer la propagation du virus, en Haïti, cette méthode est très difficile,
pour ne pas dire impossible. En imitant d’autres pays qui, pour diminuer le
risque de la propagation du virus, demandent à leurs populations de se
confiner, les autorités haïtiennes montrent clairement qu’elles ignorent des
risques complémentaires, concurrents ou substituables. Elles ignorent le risque
du chômage, de la faim, de la violence conjugale, de la baisse de l’économie, etc.
Les autorités haïtiennes ignorent qu’en prévenant un risque on en favorise d’autres.
Après avoir dit qu’elles ont découvert deux (2) premiers cas de personnes
infectées par le virus, ces autorités ont décrété l’État d’urgence tout en
demandant à la population de se confiner. Pourtant, en Haïti, la population vivote
au jour le jour. Le pire, l’État haïtien n’a même pas conscience, et ce, même
de manière approximative, du nombre de la population. Tout ceci pour dire qu’en
Haïti, comme l’aurait dit Démesvar Delorme ([1873] 2003), tout danse et s’embrouille
dans les pauvres cervelles des dirigeants. De ce qu’ils voient, ils croient
comprendre. Ils ont toujours tendance à singer, et donc, à parachuter. Ils ont
oublié que chaque pays a une réalité qui lui est propre. Par conséquent, ce
n’est pas parce qu’en France ou aux États-Unis d’Amérique, etc., on pratique le confinement en vue d’éviter la
propagation rapide de la maladie que nous autres, en Haïti, nous devons le pratiquer
aussi. Comment une population qui connaît une pauvreté extrême peut-elle se
confiner, le pire, pour une durée indéterminée? Voilà pourquoi « […]
aujourd’hui, certaines personnes sont prêtes à s’exposer au risque d’être infecté
par le coronavirus en ne se pliant pas aux mesures de confinement, parce que
des risques concurrents immédiat pèsent plus lourd » (Peretti-Watel,
2020).
D’autant
plus, « le risque de santé que les autorités cherchent à gérer n’est pas
forcément la priorité pour tout le monde ». Par conséquent, « beaucoup
de personnes craignent davantage les conséquences que sa gestion fait peser sur
leurs modes de vies ou leurs conditions
de vie ». Tout ceci pour dire que « la gestion de la crise sanitaire
par le confinement de la population et l’arrêt de nombreuses activités
économiques et sociales crée ou accentue d’autres risques que l’on découvre peu
à peu et qu’il faut aussi prévenir ou traiter » (Peretti-Watel, 2020).
Les
dirigeants haïtiens, comme nous l’avons souligné plus haut, demandent à la
population de se confiner en lui offrant tout simplement une misérable monnaie
qui, d’ailleurs, est hautement politisée. Ce faisant, la dignité de la
population n’a aucune espèce d’importance pour ces dirigeants. La pauvreté de
la population est politisée. Car, plus on est pauvre, plus on est manipulable.
La pauvreté et le chômage sont tellement extrêmes au sein de la grande masse qu’on
voit des gens qui, malgré tout, attendent avec impatience cette maudite somme. La
distribution des cache-nez se fait avec la présence d’un cortège de gens
lourdement armée ainsi que d’une cohorte de medias. Car, comme l’aurait dit
l’autre : « Pas de médias, pas d’événement ». L’ignorance fait
corps avec la corruption.
Toutefois,
des crises accouchent toujours des opportunités. Sur ce, Perretti-Wattel (2020)
affirme ce qui suit :
Au-delà, les crises sont aussi des
opportunités politiques, économiques et sociales. Elles peuvent présenter une
opportunité pour changer la société, en permettant de prendre des décisions que
l’on n’aurait pas pu prendre dans d’autres circonstances. À Paris, au XIXe
siècle, suite à l’épidémie du choléra les réseaux d’assainissement ont été
repensés et reconstruits et les pouvoirs publics en ont profité pour changer l’architecture de la capitale. Concernant
la crise du coronavirus, certains prophétisent des changements sociétaux, comme
la fin de la mondialisation. Cela reste à (sic) voir…Il peut y avoir aussi des
choses moins spectaculaires, comme le développement du télétravail ou une
volonté d’indépendance nationale dans la production des produits de premières
nécessités.
Donc,
cette pandémie devrait aider les autorités haïtiennes à voir loin et même très
loin. Elle devrait les pousser à améliorer, voire moderniser, entre autres, le
système de santé, le système éducatif, la question de l’habitat, le transport
en commun, le rapport qu’elles développent au(x) savoir(s). Elle
devrait aussi les aider à réduire la question de l’inégalité sociale qui ne cesse
de battre son plein au sein de la société haïtienne depuis bien avant son
indépendance, en 1804. En sus, elle devrait aider les autorités haïtiennes à
cultiver un sentiment patriotique et/ou nationaliste.
En
Haïti, malheureusement, l’ignorance, comme l’aurait dit l’autre, fait corps
avec la corruption. La pandémie est éminemment politisée. D’autant plus, presque
tout le monde, et surtout les gens aux pouvoirs, en profite uniquement pour
mener des campagnes électorales.
En guise de rappel
Notre
article, rappelons-le, a pour but de montrer, de manière non exhaustive, que la
pandémie COVID-19 peut être sociologiquement étudiée ou pour mieux dire la
sociologie peut se révéler utile, surtout dans un pays comme Haïti, quant à la
gestion de la pandémie. Elle n’a pas pour but de répondre à l’épineuse question
« À quoi sert la sociologie ? ». Si pour certains cette question
peut paraître facile, alors pour nous, c’est l’une des questions les plus
difficiles à répondre. D’ailleurs, nombre de sociologues ont déjà souligné la
complexité de cette question qui, pour les débutants, peut paraître très élémentaire.
Pour Lahire (2004), la question de savoir « À quoi sert la sociologie ? » est
une question « à la fois radicale et provocatrice » (Lahire,
2004 : 5). Car, selon l’auteur, « lorsqu’on exerce une activité, on
est rarement amené à se poser de façon permanente la question de savoir quelle
est sa ‘’raison d’être’’ » (Lahire, 2004 : 5). Lahire (2004) avance
pour dire que « ceux qui la pratiquent lui trouvent au moins une utilité :
celle de leur ‘’convenir’’ », donc « divertissement comme un
autre, la sociologie occupe l’esprit et le temps de ceux qui la servent et les
dispense ainsi de se demander à quoi peut bien servir ce qu’ils font »
(Lahire, 2004 : 5).
L’auteur
arrive jusqu’à affirmer
que
cette question épineuse portant sur l’utilité de la sociologie est surtout
formulée par les ‘’débutants’’, c’est-à-dire les propédeutiques qui se laissent
emporter par leur naïveté d’entrants. Lisons l’auteur :
Mais
ce sont en premier lieu les « débutants » qui, avec leur « naïveté »
d’entrants, formulent des questions que les professionnels peuvent finir par
oublier de se poser du fait de leur engagement dans des jeux dont le fondement
et la raison d’être restent fréquemment ininterrogés. Question qui peut aussi
bien cacher des inquiétudes, prosaïques mais bien compréhensibles, du type : «
Quel débouché professionnel puis-je espérer atteindre avec tel diplôme
universitaire de sociologie ? », que des interrogations scientifiquement plus
lourdes pour la discipline elle-même, du type : « Pourquoi, dans quel but, avec
quels objectifs, etc., doit-on faire l’analyse du monde social ? » ou « Quel
rôle joue la sociologie dans le cours de l’histoire et dans les changements
sociaux ? »
(Lahire,
2009 : 6).
Cochoy
(2015), quant à lui, beaucoup plus critique que Lahire, affirme que
« traiter la question de l’utilité de la sociologie n’est pas à la portée
du premier sociologue venu, même si c’est souvent le premier sociologue venu
qui se montre le plus prompt à revendiquer son utilité » (2015 : 1). Tout
ceci pour dire que la recherche de l’utilité de la sociologie n’est pas chose
facile. Car, la sociologie, comme
l’aurait dit Guy Rocher (2006), « est une vaste, très vaste demeure, aux
pièces multiples » et que « chaque sociologue peut y faire sa place,
y trouver sa nourriture, y entretenir son identité intellectuelle ou
professionnelle ».
Conclusion
Il
résulte de ce que nous venons d’évoquer que la sociologie a un rôle fondamental
dans la compréhension et/ou l’explication de la pandémie de la COVID-19. Étant un
fait social total, dans la logique maussienne du terme, cette pandémie n’est
pas uniquement l’affaire des épidémiologistes, mais aussi l’affaire d’une
multiplicité de disciplines dont la sociologie. Mais, malheureusement, en Haïti,
comme nous l’avons sus-mentionné, la science en général, et les sciences
humaines et sociales, en particulier, ne
sont pas valorisées. La sociologie, en tant que discipline des sciences
humaines et sociale, est ignorée. Pourtant, sans aucune prétention d’être
exhaustif et pour répéter Dubet (2011), « […] aujourd’hui, la sociologie
est utile et qu’elle est de plusieurs manières » (Dubet, 2011 : 58,
cité par Cochoy, 2015 : 2). D’abord, « elle est utile », dit
Dubet, « quand elle [la sociologie]
est critique, quand elle montre que la société n’est pas ce qu’elle croit
être » (Dubet, 2011 : 58, cité par Cochoy, 2015 : 2). Ensuite, « elle
[la sociologie] est utile quand elle conseille » (Dubet, 2011 : 58
cité par Cochoy, 2015 : 2). Enfin, « elle est utile quand elle crée
des connaissances ‘pures’ et de l’expertise pratique » (Dubet, 2011 :
58, cité par Cochoy, 2015 : 2). Ainsi, Dubet (2011) nous dit même
que « la sociologie doit rester liée aux problèmes sociaux, elle doit
s’intéresser à ce qui fait mal aux sociétés et à ce qui les intéresse ou
à ce qui les dérange et qu’elles ne veulent pas voir[10]
» (Dubet, 2011 : 58, cité par Cochoy, 2015 : 3). Ou, pour parler
comme Jacques Hamel (2011), Dubet (2011) n’est pas sûr que la sociologie rende
les sociétés meilleures ». Cependant, dit Hamel (2011), Dubet « est
certain que les sociétés seraient pires qu’elles ne le sont si la sociologie ne
leur renvoyait pas une image d’elle-même plus ou moins vraisemblable et, dans
la plupart des cas, une image assez peu complaisante ».
Mozart SAINT FLEUR, Sociologue
©All Rights Reserved
saintfleur57@gmail.com
Port-au-Prince,
1 juin 2020
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d’après l’édition Free Press Paperback, 1964.
[1] Les guillemets sont de
l’auteur.
[2] L’italique est de
l’auteur.
[3] L’italique est de
l’auteur.
[4] Les guillemets sont de
l’auteur.
[5] L’italique est de
l’auteur.
[6] L’italique
est de l’auteur.
[7] WEBER, Max. 1971. Économie et société, Plon, p.4
[8] Jean Eric Joassaint
utilise cette expression pour qualifier l’école haïtienne qui, selon lui n’a
formé que des quémandeurs de jobs privés de compétence et qui se croient
compétents.
[9] Avec 105 gourdes pour un
dollar USD. Soulignons que quotidiennement la gourde ne cesse de perdre sa
valeur face au dollar.
[10] Les italiques sont de
Cochoy (2015).
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