La loi anti-discriminatoire en France : Un piège à éviter
Par Mozart SAINT FLEUR, étudiant en Master 2 Sociologie, Université de Limoges
La notion de discrimination en France : Enjeux et problématiques
La
notion de discrimination est une notion fourre-tout, polysémique, ambivalente.
En effet, les définitions (théoriques) qu’on en donne ne sont pas très claires
en ce sens qu’on ne sait pas exactement ce que c’est qu’une discrimination. On
n’a parfois tendance à la confondre avec les inégalités[1].
Pourtant, « si discriminations et égalité (ou inégalité) ont de toute
évidence partie liée, il ne s’agit pas de notions équivalentes et
substituables » (Simon, 2004b : 6). Autrement dit, « toutes les
formes d’inégalité ne relèvent pas à proprement parler de la dynamique
discriminatoire » (Guélamine, 2006 : 24). L’inégalité
renvoie à la redistribution et « n’est pas nécessairement la conséquence
d’une discrimination » (Lochak, 2004 : 13). Considérée comme une
rupture d’égalité, la notion de discrimination est d’une part, une notion de
droit, et d’autre part, une notion institutionnelle. Elle a fait son apparition
à partir de 2001, dans le cadre de la Loi Aubry,[2]
du nom de la Ministre Martine Aubry qui, elle, a fait voter une loi sur la
lutte contre les discriminations. La discrimination est avant tout une
notion qui visait l’accès au travail. Ensuite, elle avait pour cible des
populations issues de l’immigration. Et, enfin, elle avait une directive
européenne. Et, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, elle est un concept
juridique et non sociologique. Tous les sociologues s’accordent à considérer la
discrimination avant tout comme un objet de droit, car la sociologie n’a pas
été à l’initiative d’une telle notion. Elle constitue un délit qui est borné
par la loi. Ainsi, l’on se demande : Quels sont les rapports existant
entre la sociologie et le droit ? Comment une notion de droit peut-elle
devenir une notion sociologique ? Si les sociologues ne savent pas définir
la notion de discrimination, alors ne serait-il pas intéressant de se tourner
vers le droit pour la définir ? L’enjeux, c’est que même en droit, la
définition d’une telle notion n’est pas aussi évidente qu’on pourrait imaginer.
En
droit, une discrimination est un traitement défavorable qui doit
généralement remplir deux conditions cumulatives. D’une part, elle doit être
fondée sur des critères définis par la loi dont le sexe, l’âge, le handicap,
etc., et d’autre part, elle doit être relevée d’une situation visée par la loi
dont l’accès à un emploi, un service un logement, pour ne citer que cela.
Apparemment, cette définition peut paraitre être satisfaisante, mais, en
réalité, elle ne l’est pas en ce sens qu’elle ne nous dit pas ce qu’est
exactement une discrimination. Peut-on démontrer la discrimination, et en
apporter la preuve tangible ?
L’ambiguité
de la notion de traitement
Qu’est-ce
que c’est que le traitement ? Quand est-ce qu’un traitement peut-il être
considéré comme défavorable ? Quel est le point de départ d’un
traitement ? Quel est son point d’arrivée ? Ces questions, aussi simples
qu’elles puissent paraitre être, ne sont pas toujours faciles à répondre. En
bref, les mots traitement et discrimination sont des mots ambigus. La
définition de la notion de discrimination requiert qu’on la situe socialement,
historiquement, juridiquement et philosophiquement par rapport à ce qu’on
considère légitime et illégitime. Comme diraient les sociologues, c’est
le destin même de nos concepts. N’étant pas tombés du ciel, les concepts requièrent
qu’on fasse leur sociogenèse. Pourtant, « la reconnaissance
de la discrimination, non pas comme concept général, mais comme fait social
suppose un travail d’objectivation[3] » (Fassin, 2002 :
416).
La
notion de discrimination au regard des sciences sociales
Quand
on regarde du côté des sciences sociales, il n’y a pas réellement grand-chose
en matière de théories de la discrimination. Alors que, du côté du Droit, c’est
tout à fait le contraire. Dans la littérature angloxasonne, il n’y a pas réellement
grand-chose non plus, mais pas au même niveau qu’en France. Car, comme l’ont si
bien dit Bereni et Chappe (2011), « jusqu’aux années 1990 en France, le
terme de « discrimination » est resté circonscrit à un cercle étroit
de juristes, contrairement aux États-Unis, où les sciences sociales se sont
emparées de cette notion parallèlement à son introduction en droit (Bereni
& Chappe, 2011 : 19-20). Peut-on considérer la discrimination comme un fait
social, dans le sens durkheimien du terme ? L’enjeux, comme nous venons de
le souligner plus haut, c’est de savoir comment passer d’une qualification
juridique à une qualification sociologique ? Après avoir tenté de montrer,
sans aucune prétention d’être exhaustif, la difficile définition de la notion
de discrimination ainsi que des problématiques et des enjeux cruciaux qu’elle
traine après elle, abordons à présent les modalités, les critères et les obstacles
potentiels de nature à établir l’existence d’une telle notion.
La
notion de discrimination : Quelles modalités ? quels critères ?
quels obstacles potentiels de nature à établir son existence ?
Étant
une notion polysémique, l’usage de la discrimination requiert qu’on fasse la
distinction entre deux modalités de sens : Un sens étymologique et un sens
normatif. La première renvoie à la distinction, la séparation et la classification.
La seconde, quant à elle, a rapport au ‘’traitement’’ inégal d’un groupe par
rapport à un autre. Cependant, l’enjeu de la définition de la discrimination
n’est pas seulement théorique, car « la façon de définir les
discriminations a forcément un impact sur les modalités de la lutte contre ces
discriminations » (Lochak, 2004 : 22). D’autant plus, en France,
« l’absence de statistiques décrivant les ‘’groupes’’ susceptibles d’être
discriminés interdit le développement des analyses scientifiques et des
stratégies d’intervention les plus courantes[4] »
(Simon & Stavo-Debauge[5],
2004a : 60-61). Cette absence de statistiques, « condamne l’approche
française à se saisir des plaintes et à ne pouvoir procéder que par une
construction de cas, nécessairement limités en nombre » (Simon &
Stavo-Debauge 2004a : 60-61). Ainsi, « la production de statistiques ‘’ethniques’’
et ‘’raciales’’ constitue donc un enjeu crucial dans l’évaluation de l’ampleur
des discriminations et de leur évolution, dans la déconstruction de leurs
mécanismes, dans l’opérationnalisation du droit et, in fine, dans la
mise en place de politiques anti-discriminatoires ». Et, « une telle
production pose néanmoins des questions sur les modalités de construction de
catégories ‘’ethniques’’ et ‘’raciales’’, en relation avec la nature des
discriminations qui doivent être analysées, et sur les conséquences qu’une
telle inclusion dans les statistiques ne manquerait pas de produire sur les
représentations et pratiques sociales » (Simon & Stavo-Debauge
2004a : 60-61).
Le
caractère individuel de la discrimination en France
En
Droit français, la discrimination est exclusivement individuelle. La
Constitution française ne connait que les individus, et non pas, par exemple,
des minorités ethniques ou des groupes. Dans ce pays,
juridiquement, il ne peut pas y avoir de discriminations positives parce que la
Constitution ne distingue pas les citoyens. On a réformé la Constitution en
mettant quelques critères de discriminations positives officielles. Pour cibler
les gens qui vont bénéficier d’une discrimination positive, il faut prendre en
compte de ces critères. Et, chose curieuse, ce sont ces critères qui vont peser
sur eux lors de la discrimination négative. Sinon, comment faire de la
discrimination une discrimination positive ? Sur quoi ? C’est justement
sur la réparation de la dette.
Discrimination
en France : Enjeux de ses critères
Sans tenir
compte de leur ordre, les critères de la discrimination sont au nombre de
vingt-cinq (25). Ce sont l’apparence
physique, l’âge, l’état de santé, l’appartenance ou non à une prétendue race,
l’appartenance ou non à une nation, le sexe, l’identité de genre, l’orientation
sexuelle, la grossesse, le handicap, l’origine, la religion, la domiciliation
bancaire, les opinions politiques, les opinions philosophiques, la situation de
famille, les caractéristiques génétiques, les mœurs, le patronyme, l’affiliation
activité syndicale, le lieu de résidence, l’appartenance ou non à une ethnie,
la perte d’autonomie, la capacité à s’exprimer dans une langue étrangère, la
vulnérabilité résultant de sa situation économique.
Chacun de
ces critères mériterait une longue discussion, car ils suscitent bien des
« réserves » et des « malaises ». Celles-ci trouvent leur
justification, d’une part, dans l’ambiguité ou dans la « plasticité »
même de la notion de discrimination et, d’autre part dans le caractère
« fluctuant » des critères. On parle de
discrimination non pas uniquement du sexe, mais de l’orientation sexuelle et du
genre. Alors que le genre n’est ni le sexe ni non plus l’orientation sexuelle.
Ce qui veut dire qu’avant que le genre rentre dans les vingt-cinq (25) critères
de discrimination, on pouvait discriminer légalement en fonction du genre. Et,
c’est justement là où les juristes et les sociologues ne sont pas d’accord en
disant qu’il y a des faits discriminatoires qui ne sont pas reconnus par la
loi. Ou alors, ces faits discriminatoires peuvent-être reconnus par la loi,
mais en fonction des mœurs dans une période et dans un temps donné. Ainsi,
comme on l’a vu dans le cours, les sociologues, pour ironiser les juristes,
disent qu’au-delà des vingt-cinq (25) critères de discrimination, donc on n’a
affaire à des discriminations légales. D’autant plus, on parle de
discrimination comme rupture d’égalité en fonction de critères jugés
illégitimes, c’est-à-dire qu’on peut discriminer pour des raisons légitimes
parce qu’on se situe dans le registre de redistribution. Ainsi, la
redistribution est un registre qui permet de discriminer légitimement.
Cependant, l’enjeu, c’est de savoir ce que c’est que ‘’légitime’’ et
‘’illégitime’’.
La
discrimination et sa stratégie d’évolution
En
réalité, la discrimination est liée à l’évolution des mentalités ou, pour mieux
dire, à l’évolution des sensibilités des sociétés. Ce qui veut dire que tout ce
qui pourrait être discriminé autrefois peut ne plus l’être aujourd’hui. Prenons
comme exemple le droit de vote des femmes dans la société française. Il y a des
décennies, en France, où les femmes n’avaient pas le droit de vote. On pourrait
dire que cela traduisait une certaine forme de discrimination, mais elle
n’était pas reconnue comme telle parce que le concept même de discrimination
n’existait pas encore à cette époque-là. Donc, « bien que la terminologie
des discriminations soit d’usage récent en France, ce qu’elle désigne, [par
contre], est extrêmement ancien et ne saurait être considéré, sous le nouveau
jour des analyses, comme d’apparition contemporaine au terme lui-même »
(Simon, 2004b : 6).
La
loi anti-discriminatoire en France et son risque d’effet retro sur
les victimes
Sans
aucune prétention de minimiser la loi anti-discriminatoire en France, nous
pouvons dire qu’à notre sens, cette loi est problématique. En effet,
compte tenu de l’ambiguité de la notion de discrimination et l’impact négatif
que la ‘’discrimination’’ peut avoir sur le plaignant ou sur la plaignante
lorsqu’il/elle est incapable de prouver objectivement l’acte dont il/elle
« prétend » être victime, fait que même si quelqu’un se sentirait
être discriminé.e, il/elle n’osera même pas porter plainte. Puisque l’acte de
la discrimination n’est pas du tout facile à prouver, et que les gens qui
pourraient porter plaintes contre cet acte sont souvent des gens qui,
généralement, sont en situation de vulnérabilité économique, et donc la
catégorie des « invisibles » de la société, alors la loi sur la
discrimination, à nos yeux, n’apporte pas réellement grand-chose. De plus, la
personne contre qui on pourra porter plainte peut, elle-même, porter plainte
contre soi, soit pour dénonciation abusive, soit pour diffamation. De ce fait,
même si on n’a l’impression d’être discriminé.e, on est obligé d’être très
prudent.e, car c’est éminemment risqué parce qu’on ne sait pas quand on est
réellement discriminé.e ou pas. En plus, la perte d’un procès exige, de
facto, qu’on rembourse les frais de justice de la partie gagnante[6].
Étant donné que le coup à payer est absolument élevé par rapport aux avantages
que cela peut apporter et étant conscients du risque d’un effet retro,
les gens qui auraient l’impression d’être discriminé.e pourront avoir peur
d’aller devant les tribunaux pour discrimination. D’autant plus, il y a le
risque de porter soi-même atteinte à sa crédibilité. Donc, la loi sur la
discrimination n’est autre qu’un cadeau empoisonné[7].
D'où une situation paradoxale. En outre, « si l'état de victime est facile
à reconnaître, les victimes peinent à obtenir réparation de leur préjudice »
(Ferrand, 2016). Prouver qu’on est discriminé.e, n’est pas aussi simple qu’on
pourrait imaginer. « Qui a la charge de la preuve ? Quelle modalité de
preuve est-on susceptible de retenir ? L'intentionnalité doit être un élément
central dans la définition de l'infraction ? » (Ferrand, 2006). Concluons
pour dire qu’« aussi utiles soient-elles, les mesures des discriminations
ne nous en disent pas beaucoup sur la manière dont elles sont vécues par les
individus qui les subissent. Or, c’est là un point essentiel si on veut
comprendre comment se forment et se manifestent une plainte, une revendication,
une colère » (Dubet, 2017).
Mozart SAINT FLEUR
Étudiant en Master
2 Sociologie
Problèmes sociaux
et enquête sociologique
Faculté des
Lettres et des Sciences Humaines
Université de
Limoges
mozart.saint-fleur@etu.unilim.fr
Limoges, 09
octobre 2022
© Tous Droits
Réservés
Bibliographie
BERENI, Laure & CHAPPE, Vincent-Arnaud. 2011.
« La discrimination, de la qualification
juridique à l'outil sociologique » in Politix, 2
No 94, pp. 7-34. DOI : 10.3917/pox.094.0007.
DUBET,
François. 2017. « Ce que les discriminations font aux individus et aux
sociétés ». Mélanges de la Casa de Velázquez [En ligne], mis en
ligne le 01 janvier 2018, consulté le 08 mai 2022. URL : < http://journals.openedition.org/mcv/7719
>. DOI : https://doi.org/10.4000/mcv.7719.
Consulté le 08 mai 2022.
FASSIN,
Didier. 2022. « L’invention française de la discrimination ». Presses
de Sciences Po « Revue française de science politique », 4 Vol. 52, pp.403-423.
DOI : 10.3917/rfsp.524.0403.
FERRAND,
Olivia. 2006. « Discrimination et luttes contre les
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24 juillet. URL : < https://ses.ens-lyon.fr/articles/discrimination-et-lutte-contre-les-discriminations-25380 >. Consulté le 08 mai 2022.
LOCHAK,
Danièle. 2004. « La notion de discrimination ». L'Harmattan «
Confluences Méditerranée », 1 N° 48, pp. 13-23. DOI : 10.3917/come.048.0013.
SIMON,
Patrick & STAVO-DEBAUGE, Joan. 2004a. « Les politiques
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Presses de Sciences Po « Sociétés contemporaines », 1 No 53, pp. 57-84.
DOI : 10.3917/soco.053.0057.
SIMON,
Patrick. 2004b. « Introduction au dossier : ‘’La construction des
discriminations’’ ». Presses de Sciences Po « Sociétés contemporaines
», 1 No 53, pp. 5-10.
[1]
Soulignons pour mémoire que la discrimination est condamnée par la loi, alors
que l’inégalité ne l’est pas.
[2] La
loi Aubry sur la discrimination a été votée au nom de la défense des
valeurs républicaines.
[3] Les
italiques sont dans l’original.
[4] Les
guillemets sont dans l’original.
[5] Cité par Simon (Simon, 2004b : 8).
[6] C’est
ce qu’on appelle en sociologie le non recours aux droits
sociaux. Les juristes,
eux aussi, ont repris cette expression.
[7] Le seul cas où les plaintes contre la discrimination peuvent ne pas
être trop risquées, c’est justement quand le Défenseur de Droits, lui-même,
porte plainte au nom de la personne « discriminée ».
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