La loi anti-discriminatoire en France : Un piège à éviter



 Par Mozart SAINT FLEUR, étudiant en Master 2 Sociologie, Université de Limoges


 Évoquer les problèmes liés aux discriminations induit bien souvent un accord implicite quant à ce que l’on désigne par ce terme. Pourtant, les sciences sociales le rappellent, l’apparition et la manipulation des notions relèvent d’un contexte historique, social, culturel et politique. La charge sémantique et idéologique des mots renvoie à différentes manières de qualifier, de penser les conflits et les rapports sociaux […] (Guélamine, 2006 : 21).

 

 

La notion de discrimination en France : Enjeux et problématiques

La notion de discrimination est une notion fourre-tout, polysémique, ambivalente. En effet, les définitions (théoriques) qu’on en donne ne sont pas très claires en ce sens qu’on ne sait pas exactement ce que c’est qu’une discrimination. On n’a parfois tendance à la confondre avec les inégalités[1]. Pourtant, « si discriminations et égalité (ou inégalité) ont de toute évidence partie liée, il ne s’agit pas de notions équivalentes et substituables » (Simon, 2004b : 6). Autrement dit, « toutes les formes d’inégalité ne relèvent pas à proprement parler de la dynamique discriminatoire » (Guélamine, 2006 : 24). L’inégalité renvoie à la redistribution et « n’est pas nécessairement la conséquence d’une discrimination » (Lochak, 2004 : 13). Considérée comme une rupture d’égalité, la notion de discrimination est d’une part, une notion de droit, et d’autre part, une notion institutionnelle. Elle a fait son apparition à partir de 2001, dans le cadre de la Loi Aubry,[2] du nom de la Ministre Martine Aubry qui, elle, a fait voter une loi sur la lutte contre les discriminations. La discrimination est avant tout une notion qui visait l’accès au travail. Ensuite, elle avait pour cible des populations issues de l’immigration. Et, enfin, elle avait une directive européenne. Et, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, elle est un concept juridique et non sociologique. Tous les sociologues s’accordent à considérer la discrimination avant tout comme un objet de droit, car la sociologie n’a pas été à l’initiative d’une telle notion. Elle constitue un délit qui est borné par la loi. Ainsi, l’on se demande : Quels sont les rapports existant entre la sociologie et le droit ? Comment une notion de droit peut-elle devenir une notion sociologique ? Si les sociologues ne savent pas définir la notion de discrimination, alors ne serait-il pas intéressant de se tourner vers le droit pour la définir ? L’enjeux, c’est que même en droit, la définition d’une telle notion n’est pas aussi évidente qu’on pourrait imaginer.

 

En droit, une discrimination est un traitement défavorable qui doit généralement remplir deux conditions cumulatives. D’une part, elle doit être fondée sur des critères définis par la loi dont le sexe, l’âge, le handicap, etc., et d’autre part, elle doit être relevée d’une situation visée par la loi dont l’accès à un emploi, un service un logement, pour ne citer que cela. Apparemment, cette définition peut paraitre être satisfaisante, mais, en réalité, elle ne l’est pas en ce sens qu’elle ne nous dit pas ce qu’est exactement une discrimination. Peut-on démontrer la discrimination, et en apporter la preuve tangible ?

 

L’ambiguité de la notion de traitement

Qu’est-ce que c’est que le traitement ? Quand est-ce qu’un traitement peut-il être considéré comme défavorable ? Quel est le point de départ d’un traitement ? Quel est son point d’arrivée ? Ces questions, aussi simples qu’elles puissent paraitre être, ne sont pas toujours faciles à répondre. En bref, les mots traitement et discrimination sont des mots ambigus. La définition de la notion de discrimination requiert qu’on la situe socialement, historiquement, juridiquement et philosophiquement par rapport à ce qu’on considère légitime et illégitime. Comme diraient les sociologues, c’est le destin même de nos concepts. N’étant pas tombés du ciel, les concepts requièrent qu’on fasse leur sociogenèse. Pourtant, « la reconnaissance de la discrimination, non pas comme concept général, mais comme fait social suppose un travail d’objectivation[3] » (Fassin, 2002 : 416).

 

La notion de discrimination au regard des sciences sociales

Quand on regarde du côté des sciences sociales, il n’y a pas réellement grand-chose en matière de théories de la discrimination. Alors que, du côté du Droit, c’est tout à fait le contraire. Dans la littérature angloxasonne, il n’y a pas réellement grand-chose non plus, mais pas au même niveau qu’en France. Car, comme l’ont si bien dit Bereni et Chappe (2011), « jusqu’aux années 1990 en France, le terme de « discrimination » est resté circonscrit à un cercle étroit de juristes, contrairement aux États-Unis, où les sciences sociales se sont emparées de cette notion parallèlement à son introduction en droit (Bereni & Chappe, 2011 : 19-20). Peut-on considérer la discrimination comme un fait social, dans le sens durkheimien du terme ? L’enjeux, comme nous venons de le souligner plus haut, c’est de savoir comment passer d’une qualification juridique à une qualification sociologique ? Après avoir tenté de montrer, sans aucune prétention d’être exhaustif, la difficile définition de la notion de discrimination ainsi que des problématiques et des enjeux cruciaux qu’elle traine après elle, abordons à présent les modalités, les critères et les obstacles potentiels de nature à établir l’existence d’une telle notion.

 

La notion de discrimination : Quelles modalités ? quels critères ? quels obstacles potentiels de nature à établir son existence ?

 

Étant une notion polysémique, l’usage de la discrimination requiert qu’on fasse la distinction entre deux modalités de sens : Un sens étymologique et un sens normatif. La première renvoie à la distinction, la séparation et la classification. La seconde, quant à elle, a rapport au ‘’traitement’’ inégal d’un groupe par rapport à un autre. Cependant, l’enjeu de la définition de la discrimination n’est pas seulement théorique, car « la façon de définir les discriminations a forcément un impact sur les modalités de la lutte contre ces discriminations » (Lochak, 2004 : 22). D’autant plus, en France, « l’absence de statistiques décrivant les ‘’groupes’’ susceptibles d’être discriminés interdit le développement des analyses scientifiques et des stratégies d’intervention les plus courantes[4] » (Simon & Stavo-Debauge[5], 2004a : 60-61). Cette absence de statistiques, « condamne l’approche française à se saisir des plaintes et à ne pouvoir procéder que par une construction de cas, nécessairement limités en nombre » (Simon & Stavo-Debauge 2004a : 60-61). Ainsi, « la production de statistiques ‘’ethniques’’ et ‘’raciales’’ constitue donc un enjeu crucial dans l’évaluation de l’ampleur des discriminations et de leur évolution, dans la déconstruction de leurs mécanismes, dans l’opérationnalisation du droit et, in fine, dans la mise en place de politiques anti-discriminatoires ». Et, « une telle production pose néanmoins des questions sur les modalités de construction de catégories ‘’ethniques’’ et ‘’raciales’’, en relation avec la nature des discriminations qui doivent être analysées, et sur les conséquences qu’une telle inclusion dans les statistiques ne manquerait pas de produire sur les représentations et pratiques sociales » (Simon & Stavo-Debauge 2004a : 60-61).

 

Le caractère individuel de la discrimination en France

 

En Droit français, la discrimination est exclusivement individuelle. La Constitution française ne connait que les individus, et non pas, par exemple, des minorités ethniques ou des groupes. Dans ce pays, juridiquement, il ne peut pas y avoir de discriminations positives parce que la Constitution ne distingue pas les citoyens. On a réformé la Constitution en mettant quelques critères de discriminations positives officielles. Pour cibler les gens qui vont bénéficier d’une discrimination positive, il faut prendre en compte de ces critères. Et, chose curieuse, ce sont ces critères qui vont peser sur eux lors de la discrimination négative. Sinon, comment faire de la discrimination une discrimination positive ? Sur quoi ? C’est justement sur la réparation de la dette.

 

Discrimination en France : Enjeux de ses critères

Sans tenir compte de leur ordre, les critères de la discrimination sont au nombre de vingt-cinq (25). Ce sont l’apparence physique, l’âge, l’état de santé, l’appartenance ou non à une prétendue race, l’appartenance ou non à une nation, le sexe, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la grossesse, le handicap, l’origine, la religion, la domiciliation bancaire, les opinions politiques, les opinions philosophiques, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, les mœurs, le patronyme, l’affiliation activité syndicale, le lieu de résidence, l’appartenance ou non à une ethnie, la perte d’autonomie, la capacité à s’exprimer dans une langue étrangère, la vulnérabilité résultant de sa situation économique.

 

Chacun de ces critères mériterait une longue discussion, car ils suscitent bien des « réserves » et des « malaises ». Celles-ci trouvent leur justification, d’une part, dans l’ambiguité ou dans la « plasticité » même de la notion de discrimination et, d’autre part dans le caractère « fluctuant » des critères. On parle de discrimination non pas uniquement du sexe, mais de l’orientation sexuelle et du genre. Alors que le genre n’est ni le sexe ni non plus l’orientation sexuelle. Ce qui veut dire qu’avant que le genre rentre dans les vingt-cinq (25) critères de discrimination, on pouvait discriminer légalement en fonction du genre. Et, c’est justement là où les juristes et les sociologues ne sont pas d’accord en disant qu’il y a des faits discriminatoires qui ne sont pas reconnus par la loi. Ou alors, ces faits discriminatoires peuvent-être reconnus par la loi, mais en fonction des mœurs dans une période et dans un temps donné. Ainsi, comme on l’a vu dans le cours, les sociologues, pour ironiser les juristes, disent qu’au-delà des vingt-cinq (25) critères de discrimination, donc on n’a affaire à des discriminations légales. D’autant plus, on parle de discrimination comme rupture d’égalité en fonction de critères jugés illégitimes, c’est-à-dire qu’on peut discriminer pour des raisons légitimes parce qu’on se situe dans le registre de redistribution. Ainsi, la redistribution est un registre qui permet de discriminer légitimement. Cependant, l’enjeu, c’est de savoir ce que c’est que ‘’légitime’’ et ‘’illégitime’’.

 

La discrimination et sa stratégie d’évolution

 

En réalité, la discrimination est liée à l’évolution des mentalités ou, pour mieux dire, à l’évolution des sensibilités des sociétés. Ce qui veut dire que tout ce qui pourrait être discriminé autrefois peut ne plus l’être aujourd’hui. Prenons comme exemple le droit de vote des femmes dans la société française. Il y a des décennies, en France, où les femmes n’avaient pas le droit de vote. On pourrait dire que cela traduisait une certaine forme de discrimination, mais elle n’était pas reconnue comme telle parce que le concept même de discrimination n’existait pas encore à cette époque-là. Donc, « bien que la terminologie des discriminations soit d’usage récent en France, ce qu’elle désigne, [par contre], est extrêmement ancien et ne saurait être considéré, sous le nouveau jour des analyses, comme d’apparition contemporaine au terme lui-même » (Simon, 2004b : 6).

 

La loi anti-discriminatoire en France et son risque d’effet retro sur les victimes

Sans aucune prétention de minimiser la loi anti-discriminatoire en France, nous pouvons dire qu’à notre sens, cette loi est problématique. En effet, compte tenu de l’ambiguité de la notion de discrimination et l’impact négatif que la ‘’discrimination’’ peut avoir sur le plaignant ou sur la plaignante lorsqu’il/elle est incapable de prouver objectivement l’acte dont il/elle « prétend » être victime, fait que même si quelqu’un se sentirait être discriminé.e, il/elle n’osera même pas porter plainte. Puisque l’acte de la discrimination n’est pas du tout facile à prouver, et que les gens qui pourraient porter plaintes contre cet acte sont souvent des gens qui, généralement, sont en situation de vulnérabilité économique, et donc la catégorie des « invisibles » de la société, alors la loi sur la discrimination, à nos yeux, n’apporte pas réellement grand-chose. De plus, la personne contre qui on pourra porter plainte peut, elle-même, porter plainte contre soi, soit pour dénonciation abusive, soit pour diffamation. De ce fait, même si on n’a l’impression d’être discriminé.e, on est obligé d’être très prudent.e, car c’est éminemment risqué parce qu’on ne sait pas quand on est réellement discriminé.e ou pas. En plus, la perte d’un procès exige, de facto, qu’on rembourse les frais de justice de la partie gagnante[6]. Étant donné que le coup à payer est absolument élevé par rapport aux avantages que cela peut apporter et étant conscients du risque d’un effet retro, les gens qui auraient l’impression d’être discriminé.e pourront avoir peur d’aller devant les tribunaux pour discrimination. D’autant plus, il y a le risque de porter soi-même atteinte à sa crédibilité. Donc, la loi sur la discrimination n’est autre qu’un cadeau empoisonné[7]. D'où une situation paradoxale. En outre, « si l'état de victime est facile à reconnaître, les victimes peinent à obtenir réparation de leur préjudice » (Ferrand, 2016). Prouver qu’on est discriminé.e, n’est pas aussi simple qu’on pourrait imaginer. « Qui a la charge de la preuve ? Quelle modalité de preuve est-on susceptible de retenir ? L'intentionnalité doit être un élément central dans la définition de l'infraction ? » (Ferrand, 2006). Concluons pour dire qu’« aussi utiles soient-elles, les mesures des discriminations ne nous en disent pas beaucoup sur la manière dont elles sont vécues par les individus qui les subissent. Or, c’est là un point essentiel si on veut comprendre comment se forment et se manifestent une plainte, une revendication, une colère » (Dubet, 2017).

 

Mozart SAINT FLEUR

Étudiant en Master 2 Sociologie

Problèmes sociaux et enquête sociologique

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines

Université de Limoges

mozart.saint-fleur@etu.unilim.fr

Limoges, 09 octobre 2022

© Tous Droits Réservés

 

 

 

 

 

Bibliographie

BERENI, Laure & CHAPPE, Vincent-Arnaud. 2011. « La discrimination, de la qualification juridique à l'outil sociologique » in Politix, 2 No 94, pp. 7-34. DOI : 10.3917/pox.094.0007.

DUBET, François. 2017. « Ce que les discriminations font aux individus et aux sociétés ». Mélanges de la Casa de Velázquez [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2018, consulté le 08 mai 2022. URL : < http://journals.openedition.org/mcv/7719 >. DOI : https://doi.org/10.4000/mcv.7719. Consulté le 08 mai 2022.

 

FASSIN, Didier. 2022. « L’invention française de la discrimination ». Presses de Sciences Po « Revue française de science politique », 4 Vol. 52, pp.403-423. DOI : 10.3917/rfsp.524.0403.

 

FERRAND, Olivia. 2006. « Discrimination et luttes contre les discriminations », Ressources en sciences économiques et sociales, 24 juillet. URL : < https://ses.ens-lyon.fr/articles/discrimination-et-lutte-contre-les-discriminations-25380 >. Consulté le 08 mai 2022.

 

LOCHAK, Danièle. 2004. « La notion de discrimination ». L'Harmattan « Confluences Méditerranée », 1 N° 48, pp. 13-23. DOI : 10.3917/come.048.0013.

 

SIMON, Patrick & STAVO-DEBAUGE, Joan. 2004a. « Les politiques anti-discrimination et les statistiques: Paramètres d'une incohérence ». Presses de Sciences Po « Sociétés contemporaines », 1 No 53, pp. 57-84. DOI : 10.3917/soco.053.0057.

 

SIMON, Patrick. 2004b. « Introduction au dossier : ‘’La construction des discriminations’’ ». Presses de Sciences Po « Sociétés contemporaines », 1 No 53, pp. 5-10.

 

 



[1] Soulignons pour mémoire que la discrimination est condamnée par la loi, alors que l’inégalité ne l’est pas.

[2] La loi Aubry sur la discrimination a été votée au nom de la défense des valeurs républicaines. 

[3] Les italiques sont dans l’original.

[4] Les guillemets sont dans l’original.

[5] Cité par Simon (Simon, 2004b : 8).

[6] C’est ce qu’on appelle en sociologie le non recours aux droits sociaux. Les juristes, eux aussi, ont repris cette expression.

[7] Le seul cas où les plaintes contre la discrimination peuvent ne pas être trop risquées, c’est justement quand le Défenseur de Droits, lui-même, porte plainte au nom de la personne « discriminée ».

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