La mer et sa perception ambivalente à l’époque médiévale

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Par Mozart SAINT FLEUR,
Étudiant en Master 2, Sociologie

Université de Limoges 



Dans l’imaginaire de l’homme, la mer est toujours liée au danger. Élément incontrôlable, dont la puissance inspire une peur profonde, elle se place aux antipodes de tout ce qui est familier. La mer arrache l’homme à la terre ferme et le livre à un destin inconnu contre lequel il n’a pas d’autre recours que la prière. Enfermé dans la coque fragile d’un bateau, sans attache et sans l’aide de ressources extérieures en cas de besoin, il est contraint d’affronter le danger omniprésent et ultime de la mort. Dès lors son imagination se met à former des fantasmes et à se nourrir de superstitions censées diminuer sa perplexité, expliquer l’inexplicable et parfois conjurer le sort (Elżbieta Korczakowska, 2006).


La mer, au Moyen Âge, a été perçue dans une logique binaire. Cependant, compte tenu de la peur qu’elle suscitait, elle était beaucoup plus vue comme un espace périlleux plutôt qu’un espace merveilleux. Comme le souligne Villain-Gandossi (1969) « la crainte constante et l’horreur sans nom qu’éprouvent les gens de l’époque pour la mer vont l’emporter sur les sentiments inspirés par sa beauté, sa majesté, sa richesse, sa bonté » (Villain Gandossi, 1969 : 154). Dans l’imaginaire médiévale, la mer et la mort sont unies par des liens éminemment étroits dépassant le cadre concret du danger physique pour s’étendre au niveau social et symbolique (Elżbieta Korczakowska, 2006). Dans cette optique, Elżbieta Korczakowska (2006) avance en disant que la mer devient un véritable obstacle dans les desseins humains. Et, puisque l’homme ne fait que subir, la seule action possible est de prier Dieu ainsi que les saints traditionnellement invoqués dans la circonstance (Elżbieta Korczakowska, 2006). Sur ce, Mollat (1979), de son côté, affirme d’emblée que la peur de la mer était commune non seulement aux marins, mais aussi aux terriens (Mollat, 1979 : 192). La cause d’un péril, voire une tempête, peut trouver sa justification dans l’adultère, comme c’était le cas d’Éludic(Elżbieta Korczakowska, 2006). Ce dernier, souligne Elżbieta Korczakowska (2006), à bord d’un bateau, était accusé d’avoir commis l’adultère. Pour calmer la tempête, avance l’auteure, il a été jeté dans l’eau. Donc, dans l’imaginaire médiéval, « la tempête marine est toujours punitive », car le coupable doit être à la fois identifié et sacrifié afin de sauver les autres(Elżbieta Korczakowska, 2006). D’autant plus, aux dires de Vauchez (2006), mise à part des brèves mentions dans des chroniques, les seules sources médiévales où l’on parle souvent, et parfois amplement, du péril de mer, dont tempête, naufrage, noyade, sont les textes hagiographiques (Vauchez, 2006 : 185). Ces sources, selon Vauchez (2006), permettent de rendre compte des réactions des hommes de ce temps face aux catastrophes naturelles auxquelles ils faisaient face, plus simplement, à la menace des éléments à laquelle ces hommes étaient régulièrement confrontés. Mais, Villain-Gandossi (1969 : 186) souligne plusieurs passages dans lesquels la beauté de la mer a été mise en évidence. Parmi ces passages, il cite entre autres celui de Roland, 2632 :


Ensum cez maz et en cez haltes vernes.
Asez i ad cabuncles e lanternes;
Lasus amunt pargentent tel luiserne,
Par miënuit la mer en est plus belle.


D’autant plus, la réaction de Joinville, selon Vauchez (2006), lors de la traversée en 1254 le ramena de Terre Sainte en France avec Saint Louis, ne se montra pas insensible à la beauté du spectacle de la mer, mais dès que s’élève une tempête, la crainte l’emporte, car le danger du naufrage devient évident (Vauchez, 2006 : 184-185). 





 

Aux yeux du terrien, selon Villain-Gandossi (1969), la mer représentait un monde redoutable, sinon incompréhensible, surtout à cause de la frayeur du marin (Villain-Gandossi, 1969 : 186). En plus, elle a été perçue non seulement comme un lieu de « richesses tangibles », telles que du sel marin, de la pêche du saumon, de l’esturgeon, des harengs, de la baleine, pour ne citer que cela (Villain-Gandossi, 1969 : 159-160), mais aussi comme un lieu de navigation. Plusieurs expressions étaient utilisées, à cette époque, en vue de désigner l’action de naviguer ou de traverser la mer dont ‘’courir par mer’’, ‘’tenir le cours’’, etc. (Villain-Gandossi, 1969 : 172). La mer, selon l’auteur, a été considérée comme le symbole du monde à la fois instable et changeant (Villain-Gandossi, 969 : 188). D’un autre côté, avec le mouvement désordonné de ses eaux où tout se mélange, la mer a été vue comme un lieu dans lequel on est capable de se défaire des contraintes de la société, dans la logique d’Yseult et de celle de l’amie de Guigemar (Elżbieta Korczakowska, 2006). Ainsi, toujours selon Elżbieta Korczakowska (2006), se confronter à la mer, c'est faire face à la mort et le monde marin en revêt un caractère presque morbide. La logique initiatique y était, dit-elle, très présente et jouait un rôle d’atténuation. La mer, poursuit Elżbieta Korczakowska (2006), devient un espace entre la vie et la mort, c’est-à-dire une transition entre le monde familier et le monde autre (inconnu). Dans l’imaginaire médiévale, la mer a été considérée à la fois comme la mort et son dépassement (Elżbieta Korczakowska, 2006). Aux yeux de Saint Louis et de Joinville, nous dit Legros (2006), la mer est un espace symbolique, connoté religieusement. Dans la Genèse, ajoute l’auteur, la mer est considérée comme le monde du chaos où ‘’Dieu créa les grands monstres marins’’. Dans l’Apocalypse, poursuit l’auteur, elle est mise en relation avec la mort(Legros, 2006). Donc, pour l’auteur, la mer devient le monde de la peur, sauf pour celui qui a de la foi, comme en Témoigne dans le Nouveau Testament l’épisode du Lac de Tibériade. Dans les récits hagiographiques, les tribulations maritimes sont un lieu commun, notamment dans La Légende Doré, Les vies de Marie-Madeleine, de Nicolas, etc. (Legros, 2006).  

 



L’écriture romanesque du Moyen Âge au regard de la peinture de la mer





Aux dires de Corbellari (2006), l’écriture romanesque du Moyen Âge et la peinture de la mer, se situent « au confluent de quatre traditions qui présentaient l’élément liquide selon des valorisations fort différentes ». D’abord, pour la tradition celtique, nous dit l’auteur, la mer est considérée comme un espace presque infini engageant fortement l’avenir de celui qui s’y aventure (Corbellari, 2006). Ensuite, pour la tradition grecque, avance-t-il, la mer est vue comme un espace à l’horizon duquel apparaît toujours quelques îles nouvelles ou quelque côtes plus ou moins inconnues (Corbellari, 2006). Autrement dit, aux dires de l’auteur, pour le monde grec, la mer était apprivoisée. Enfin, quant à la tradition romaine, poursuit l’auteur, leur familiarité avec la mer a toujours été moins grande que celle des grecs où la mer était congédiée (Corbellari, 2006). Enfin, dans la tradition biblique, la mer est pour les hébreux un obstacle à éliminer, voire une tentation à éviter (Corbellari, 2006). Car, selon l’auteur, les hébreux étaient un peuple du désert. Dans l’histoire de Jonas, la mer était vue comme le symbole de la lâcheté, de la fuite, de la désobéissance et de la mort. Toujours, selon Corbellari (2006), dans le Nouveau Testament, la mer de Galilée était considérée comme un espace indésirable. Pour la nier, dit-il, on y calme la tempête, on y marche sur l’eau. Ainsi, enchaine l’auteur, aux visions de la mer extrêmement positives que proposent les cultures celte et grecque, le christianisme oppose le contrepoids de la très négative vision judaïque que le Moyen Âge fait, à bien des égards, sienne, bien qu’il sache aussi s’ouvrir à des perspectives plus positives (Corbellari, 2006). Le roman médiéval, conclut l’auteur, a développé un riche éventail typologique de récits : la conjonction, la disjonction, la neutralisation et l’éparpillement. Pour la catégorie de la conjonction, dit l’auteur, la mer rapproche deux mondes en les rendant soit indistincts (Eliduc, Silence) soit accessibles (Partonopeus, Guigemar, début de l’histoire Tristan). Quant à la disjonction, la mer oppose de mondes, d’une part, elle désigne un pays d’accueil (Jehan et Blonde) et d’autre part, elle stigmatise une terre d’exil (Tristan de Thomas) (Corbellari, 2006). En ce qui concerne la typologie de la neutralisation, la mer s’offre comme un lieu hors du monde (scène du philtre de Tristan) (Corbellari, 2006). Pour finir, quant à l’éparpillement, la tempête crée une perturbation de la diégèse : elle crée à la fois une circonstance heureuse (Eliduc) et une circonstance fatale (Tristan de Thomas) (Corbellari, 2006).    




Dante et sa double vision de la mer

 

Selon Pommier (2006), chez Dante, il y a une double vision de la mer. Aux dires de l’auteur, Dante présente celle-ci, d’une part, comme la beauté de la révélation, et d’autre part, comme la tempête du châtiment, c’est-à-dire tragique et meurtrière. Au commencement de la troisième partie de La Divine Comédie, toujours selon Pommier (2006), Dante souligne son ascension, en compagnie de Béatrice, vers le Paradis. Il recoure à l’image d’une mer d’un calme surnaturel afin de parler de son voyage vers la lumière en utilisant l’expression d’une beauté irréelle que voici : « mon navire vogue en chantant » (Pommier, 2006). Donc, il présente la mer comme la promesse d’un voyage paisible pour atteindre la beauté suprême (Pommier, 2006). Cependant, chez le même auteur, notamment dans le chant XXVI de L’Enfer, avance Pommier (2006), la mer se présente aussi comme l’instrument du châtiment et de la démesure. Étant cruelle et sauvage, la mer, avec un gigantesque tourbillon, se referme sur le navire qui emmenait Ulysse et ses compagnons à la découverte d’un monde inconnu » (Pommier, 2006). Ulysse et ses compagnons, poursuit l’auteur, sont victimes de leur rêve démesuré de connaissance. Dans cette logique de grandes découvertes de la Renaissance, Ulysse, conclut Pommier (2006), invite les lecteurs à aller vers la vertu et la connaissance, c’est-à-dire jusqu’au bout de leur valeur, de leur humanité et de leur désir de savoir. Smith (1996), pour sa part, signale qu’au dernier chant de son poème Paradis, Dante décrit la haute mer, comme un endroit qui permet de découvrir des merveilles. À l’inverse, nous dit Smith (1996), Dante montre que la haute mer symbolise aussi la mort. En outre, au début de la Commedia, ajoute Smith (1996), Dante entame son voyage avec la peur et redoute les dangers existant en parallèle avec les merveilles du voyage marin. Cependant, en faisant la différence entre sa réaction dans le dernier chant du Paradis, poursuit Smith (1996), on constate que dans L’Enfer, la métaphore de la navigation, symbolisera la présence non seulement du danger, mais aussi du risque. Le voyage de l’Argos, dit l’auteur, marque le sens de l’aventure merveilleuse, alors que celui parcouru par Enée, en subissant la haine de Junon, présente la mer comme le symbole de la noyade et de la mort. En parcourant L’Enfer, les passages sur l’eau montrent que le pèlerin se trouve dans un danger à la fois physique, moral et spirituel (Smith, 1996).  En bref, aux yeux de Smith (1996), « il y a, comme chez Dante, la mer heureuse de la beauté qui est rare, aussi rare que la mer sinistre de la tempête et du châtiment ». Et, selon Pommier (1996), c’est d’abord de la Naissance de Vénus de Botticelli, dont il s’agira, un tableau célèbre, depuis le XIXe, au moins, mais qui reste mystérieux malgré des efforts des exégètes. En ce qui concerne le drame d’Ulysse et ses compagnons, Pommier (2006) affirme qu’il n’y a aucune image qui le correspond à l’époque de Botticelli. L’auteur conclut pour dire que « la tempête ne séduit pas les artistes, peut-être parce qu’ils ne la connaissent pas » (Pommier, 2006). Néanmoins, il y a pourtant des textes sur la colère violente de la mer dangereuse, mais les artistes ne peuvent sans doute pas encore les lire (Pommier, 2006). Toutefois, aux dires de Pommier (2006), les ‘’imprese’’ des Rucellai rapportent qu’il n’y a pas d’adversité du malheur sur la mer. Mais, la découverte de la beauté, dit-il, n’est pas non plus une promesse effective. Car, selon lui, le voyage vers la beauté peut se terminer sous les coups d’une ‘’fortuna di mare’’, comme c’était le cas de celui d’Ulysse en quête de la connaissance, ou celui des Rucellai en quête de l’argent.  Sur ce, l’auteur cite Léonard de Vinci qui, dans le fragment qui suit, décrit des épaves qui attendent leur jugement dernier :


Du littoral méridional de Cilicie, on voit vers le sud la belle île de Chypre, ancien royaume de la déesse Vénus ; beaucoup, attirés par sa beauté, ont brisé leurs vaisseaux et leurs haubans sur les récifs, au milieu du tourbillon des eaux. Ici la beauté des douces collines invite les marins vagabonds à se reposer parmi ses verdures fleuries où les vents qui rodent emplissent l’île et la mer environnante d’odeurs suaves. Combien de navires ont sombré ici ! Combien de vaisseaux se sont brisés sur les écueils ! On peut y voir d’innombrables navires, certains en pièce, à moitié enfouis sous le sable, l’un montrant la poupe, l’autre la proue, l’un la quille, l’autre le flanc. On dirait le jour du jugement, où auraient ressuscité les navires morts, tant ils sont nombreux sur la rive nord. L’aquilon y souffle et produit des bruits divers et terribles.


Après avoir brièvement présenté la double vision de Dante de la mer, passons maintenant à la perception de Botticelli et Palma il Vecchio de celle-ci. 


 

Botticelli et Palma il Vecchio : Une double vision de la mer


Botticelli et Palma sont, selon Pommier (2006), deux auteurs qui présentent les deux moitiés de la mer. Botticelli peint une mer radieuse, et donc rayonnante qui dépose la beauté sur le rivage de ses adorateurs (Pommier, 2006). Il s’agit, pour Pommier (2006), d’une mer sereine, lumineuse qui apporte la beauté aux hommes. Pourtant, à l’inverse, Palma présente une mer cruelle et en tempête qui engloutit les hommes dans la mort, mais qui peut être aussi protectrice (Pommier, 2006). Car, pour Pommier (2006), si le tableau a un sujet, c’est bien finalement Venise délivrée de la menace de ses ennemis.  Donc, selon lui, il s’agit d’un tableau politique qui peut se distinguer du tableau humaniste de la fin de Quattrocento, c’est-à-dire au XVème siècle italien. Le tableau de Palma, avec une différence considérable, a été, dit-il, reconnu, au XVIe siècle. C’est un tableau célèbre qui sert d’’’exemplum’’, conclut-il. 

 

Voyons maintenant la perception de la mer dans la littérature tristanienne.



 

La mer et la littérature tristanienne


La mer, dans la littérature tristanienne, selon Richard (1996), est le territoire de l’exercice de style amoureux. Chez Thomas, avance l’auteur, la mer est le lieu de la parole habile d’Yseult qui joue sur les mots ‘’mer’’ et ’’aimer’’ afin d’avouer à ses couverts son amour à Tristan. En plus, dit-il, Yseult présente l’élément marin comme une origine possible de l’amour.  

 

Après avoir présenté laconiquement, la perception de la mer dans la période médiévale, il serait intéressant aussi de présenter l’attitude mentale des hommes de cette période vis-à-vis des catastrophes naturelles afin de mieux saisir le sujet. 

 



L’attitude des mentale des hommes au Moyen Âge à l’égard des catastrophes naturelles





Comme le dit Mollat (1979), « plus une société est affrontée de façon constante à des périls mortels qu’elle n’a pas les moyens de surmonter, plus elle est portée à chercher en dehors d’elle des recours supérieurs aux forces qu’elle est incapable de dominer » (Mollat, 1979 : 191). Chez les marins, poursuit l’auteur, l’inquiétude est accentuée notamment par l’inconsistance de la « ‘’planche qui le sépare du royaume des morts’’ » et de l’instabilité de son support liquide (Ibid., p.191). L’auteur enchaine pour dire que dans la littérature hagiographique, l’image de la mer, est perçue de manière ambivalente (Mollat, 1979). Pour Elżbieta Korczakowska (2006), le voyage maritime devient un voyage initiatique par excellence. C’est ainsi que pour apaiser leur crainte, et donc leur peur, note Elżbieta Korczakowska (2006), les gens de mer font appel à des Saints. Ainsi, selon Mollat (1979), avant d’affronter la mer, les marins tiennent à ce qu’ils exorcisent les forces malfaisantes non seulement en harmonisant les concours célestes, mais aussi en sollicitant les solidarités spirituelles (Mollat, 1979 : 194). Dans le haut Moyen Âge, souligne Vauchez (2006), l’intersession des Saints permettait d’échapper non seulement à la violence des flots, mais aussi des Saints venus de la mer ou pour mieux dire des pays lointains à travers la mer. Lesquels parvinrent d’un coup de baguette sur les rivages occidentaux de la Méditerranée, comme sainte Julie, sainte dévote, etc. (Vauchez, 2006 : 184). Toutefois, Vauchez (2006) nous demande de garder une prudence méthodologique, car, selon lui, « rien ne serait plus inexact que de voir dans les miracula médiévaux un reflet brut, quasiment photographique, de la réalité » (Vauchez, 2006 : 185). Les récits, dit Vauchez (2006), montrent l’attitude mentale de l’homme médiéval à l’égard du danger. Car, dans tous les éléments catastrophiques que nous qualifions de naturels, poursuit-il, les hommes de cette période cherchaient toujours à les attribuer au surnaturel. Il s’agit, selon eux, d'une alerte, tout en y voyant de leur plein gré une expiation pour leurs péchés (Vauchez, 2006 : 186). C’est ainsi, dit-il, pour lutter contre les démons qui régnaient sur les mers, les chrétiens du Moyen Âge ont eu recours aux Saints qu’ils considèrent comme une sorte de « démiurges auxquels Dieu avait délégué un pouvoir sur les éléments » (Vauchez, 2006 : 186). Comme le dit Mollat (1979), la mer est perçue comme étant la source de tous les maux, en ce sens qu’elle est le domaine de l’instable et de l’indéfini, une survivance du chaos originel, le séjour d’animaux monstrueux et de poulpes géants (Mollat, 1979 : 191). Donc, elle est un monde non seulement sinistre, et donc redoutable, mais aussi incompréhensible (Ibid., p.191). Dans le domaine maritime, aux dires de Vauchez, 2006), les rôles d’intercesseurs de ces Saints ont été déjà attestés dans l’hagiographie du haut Moyen Âge, et singulièrement dans les Vies de saint bretons composées entre le IXe et le XIIe siècle (Vauchez, 2006 : 187). À la fin du Moyen Âge, ajoutel’auteur, protéger de la tempête et du péril de la mer constitue un apanage normal pour n’importe quel Saint, car à cette époque, il y avait une certaine transformation dans le domaine du miraculeux. Interpréter diaboliquement des catastrophes maritimes est, selon Vauchez (2006 : 192), se fait de manière latente. À partir de la fin du XVIe et au cours du XVe siècle, toujours selon Vauchez (2006), il paraît que la demande d’intercession de la part des gens de mer se portait graduellement sur la Vierge Marie et ses sanctuaires. Cette même évolution se retrouve aussi dans le domaine des noms de bateau, où Dieu et les saints avaient éclipsé les dénominations profanes à partir du XIIe siècle (Vauchez, 2006 : 194). C’est ainsi qu’au début du XIVe siècle, dit l’auteur, le Pontifical de Guillaume Durand met sur piedun rituel de bénédiction de navires. Pour sa part, Mollat (1979) note, sans aucune tergiversation, que pour comprendre l’attitude des gens de mer et de ceux qui attendent leur retour notamment à l’égard de la mort, il est absolument important dinsérer cette attitude-là dans un contexte de salut. Au terme du Moyen Âge, dit-il, « la privation des derniers sacrements et de l’inhumation en terre chrétienne passait pour mettre en cause le salut des péris en mer » (Mollat, 1979 : 196). Les diverses dispositions prises avant le voyage et les prières faites par les parents et amis trouvent, selon l’auteur, leur explication dans cette attitude. Aussi, dit-il, « l’absence de tombe passe pour la frustration du lieu de repos où le corps attend la résurrection générale, tandis que l’âme est vouée à l’errance » (Mollat, 1979 : 196).

 

Après avoir brièvement analysé l’attitude des gens de mer de l’époque médiévale vis-à-vis des catastrophes naturelles, voire de la mer et de la mort, essayons d’aborder l’état de leurs connaissances géographiques et/ou le progrès en matière des équipements techniques qu’ils ont utilisé. 

 

 


Incapacité des gens de mer à s’orienter et/ou insuffisance d’équipements techniques ?


Selon Villain-Gandossi (1969), les navigateurs, depuis longtemps, divisent l’horizon à partir d’un repère astronomique de caractère fixe appelé Septentrion. Néanmoins, l’étoile polaire est le guide le plus sûr à leurs yeux (Villain-Gandossi, 1969 : 160). L’auteur avance pour dire qu’au début du XIIe, l’aiguille aimantée a été utilisée à défaut des autres moyens. À cela, s’ajoute la boussole à aiguille flottante. L’usage de cette dernière s’est répandu dans les années 1289. En ce qui concerne la navigation à l’aide d’instruments astronomiques, elle était pratiquée dans la seconde moitié du XVe siècle. Pour sa part, Legros (2006), affirme que dans les années 1244 à 1248, l’absence d’instruments nécessaires à la navigation en haute mer pousse les navires à pratiquer le cabotage, comme le raconte Jean de Joinville dans la Vie de Saint Louis. La fragilité des navires et les lacunes dans l’art de la navigation sont d’autres causes d’accidents que l’auteur évoque. D’autant plus, l’auteur souligne les conditions météorologiques comme un facteur de risques. Car, selon lui, les marins ont peur plus précisément le brouillard et les vents brusques et contraires (Legros, 2006). Toutefois, Villain-Gandossi (1969 : 186), pour sa part, montre qu’il y avait des progrès en matière de construction navale, de la gouverne et de l’art nautique dans la seconde moitié du Moyen Âge. Mais, selon lui, cela n’a pas affaibli la crainte des gens de mer de l’époque. À en croire ces auteurs, et sans vouloir remettre en cause les croyances des navigateurs à l’époque du Moyen Âge, on peut dire que les causes des périls semblent plutôt être d’ordre social. Implicitement, elles peuvent trouver leur explication, entre autres, dans la capacité de ces derniers à naviguer, dans le niveau de maîtrise des conditions météorologiques, dans la qualité des équipements techniques dont ils disposaient et dans la peur qu’ils créaient dans leur imaginaire. Toutefois, seules des recherches scientifiques pluridisciplinaires dans le domaine peuvent nous éclaircir sur ce point. Il reste maintenant à savoir si la demande des navigateurs en situation de péril auprès des forces surnaturelles a toujours été agrée. 

 

 


Les navigateurs en danger et la concrétisation de leur demande d’intercession





 

Il faut dire que, selon les textes que nous avons parcourus, les demandes des navigateurs en péril auprès d’un être suprême étaient, occasionnellement, concrétisées. Autrement dit, certains dangers auxquels ils faisaient face semblent, parfois, être surmontés. Les récits dans l’historiographie médiévale sont assez nombreux sur cette question, nous dit Mollat (1979 : 197). L’auteur cite un exemple daté de la première moitié du XIIe siècle. Selon lui, voulant reconstruire l’Église Notre-Dame de Laon, les chanoines avaient décidé d’aller quêter en Angleterre. À bord, dit-il, il y avait aussi des marchands qui allaient acheter de la laine. Leur navire faisait l’objet d’attaques par des pirates. Ainsi, les marchants engageaient solennellement tout leur argent à Notre-Dame de Laon si elle venait à leur secours. Brusquement, avance Mollat (1979 : 197), une tempête s’élevait et faisait engloutir le bateau des attaquants. Néanmoins, poursuit l’auteur, une fois arrivés à bon port, les marchands ont repris aux chanoines leurs escarcelles et n’ont rien laisser pour le Saint. Ils voyageaient dans toute l’Angleterre, achetaient beaucoup de laines, et les stockaient dans une maison. Mais, la nuit qui précède leur retour, révèle l’auteur, cette maison a été complètement incendiée. Ainsi, les marchands ont été réduits dans la misère, conclut Mollat (1979 : 197). Prenons un autre exemple qui est contraire à celui qu’on vient d’évoquer. En ce qui concerne la mort d’Éludicexigée par le matelot dont nous venons, à la suite d’Elżbieta Korczakowska (2006), d’évoquerau tout début du texte, notamment à cause qu’il avait été soupçonné d’avoir commis l’adultère, et était la source du déclenchement d’une tempête, Elżbieta Korczakowska (2006) nous dit qu’après avoir jeté celui-ci dans l’eau, la tempête ne s’apaisait pas pour autant. Ainsi, nous nous demandons : Est-ce parce que Éludic n’avait pas réellement commis l’adultère ou parce que l’intercession du surnaturel est tout simplement le fruit du hasard ? Faut-il remettre en question les attitudes de l’homme en péril en mer et la relation dont celui-ci noue avec le sacré ? Toutefois, selon Mollat (1979 : 197), si un danger est surmonté, les vœux doivent être exécutés dans un très bref délai. Car, dit-il, il s’agit d’un acte de loyauté et de prudence. Sinon, selon l’auteur, cela peut compromettre la relation de l’homme avec son intercesseur, et devenir une source de rancune. La loyauté, conclut l’auteur, se manifeste dans la formule votum solvere (Mollat, 1979 : 197). 

 

Il en résulte de tout ce qui vient d’être évoqué plus haut qu’au Moyen Age, la mer a été perçue de manière ambivalente. Elle était perçue non seulement comme un monde merveilleux, de richesse, mais aussi le symbole de la mort et du sinistre. Cette ambivalence peut se trouver chez une même personne. Comme le dit Elżbieta Korczakowska (2006), la mer est lieu mouvant où le péril de la mort réelle est toujours présent, c’est-à-dire un lieu privilégié de passage pour une mort initiatique. Elle est, poursuit-elle, la frontière entre ce monde et le monde autre. En ce sens, conclut l’auteure, « la mer devient un espace où l’on se trouve entre la vie et la mort et où les questions de la vie et de la mort se décident » (Elżbieta Korczakowska, 2006).

 


 

Mozart SAINT FLEUR,

Étudiant en Master 2, Sociologie

Université de Limoges

mozart.saint-fleur@etu.unilim.fr

Limoges, 03 février 2023

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Bibliographie


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  • LEGROS, Huguette. 2006. « Nostre roy saint Looÿs au péril de la mer dans la Vie de saint Louis de Joinville ». In Chantal Connochie-Bourgne, Mondes Marins du Moyen Âge. Presses universitaires de Provence, pp.285-295. URL : < https://books.openedition.org/pup/3849. Consulté le 21 décembre 2022.
  • MOLLAT, Michel. 1979. « Les attitudes des gens de mer devant le danger et devant la mort ». Ethnologie française, avril-juin, Nouvelle série, T. 9, No 2, Ethnologie maritime, pp.191-200. 
  • POMMIER, Édouard. 2006. « La beauté et la tempête aspects de la mer à la Renaissance ». In Jackie Pigeaud, L’eau, les eaux. Presses de l’universitaire de Rennes. URL : <https://books.openedition.org/pur/32609?lang=en>. Consulté le 22 décembre 2022.
  • RICHARD, Adeline. 2006. « Et la mer et l’amour ont le style pour le partage ». In Chantal Connochie-Bourgne, Mondes marins du Moyen Âge : Presses universitaires de Provence, pp.405-415. URL : < htpps://books.openedition.org/pup/3860 >. Consulté le 22 décembre 2022.
  • SMITH, Leigh N. 1996. « Traverser la mer, descendre l’enfer : la navigation dans L’Enfer de Dante ».  In Chantal Connochie-Bourgne, Mondes Marins du Moyen Âge. Presses universitaires de Provence, pp.417-425. URL : < https://books.openedition.org/pup/3861 >. Consulté le 21 décembre 2022. 
  • VAUCHEZ, André. 2006. « L’homme au péril de la mer dans les miracles médiévaux. In : L’homme face aux calamités naturelles dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Actes du 16èmecolloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 14 & 15 octobre 2015. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2006, pp.183-185. (Cahiers du Villa Kérylos, 17). 
  • VILLAIN-GANDOSSI, Christiane.1969. « La mer et la navigation maritime à travers quelques textes de la littérature française du XIIe et au XIVe siècle ». In Chantal Connochie-Bourgne, Mondes Marins du Moyen Âge. Revue d’histoire économique et sociale, Vol. 47, No2, pp.150-192. URL : https://www.jstor.org/stable/24078683.
  • VINCI, Léonard de. 1972. Traité., note 27, p.131. Texte italien dans Jean Paul Richter, The note books of Leonardo da Vinci, t II, New York, 1972, p.267, No 1104.

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